skip to Main Content

L’AMOUR, éléments génétiques.

 

Il faut distinguer la genèse passive et la genèse active.

La genèse passive précède l’autre. D’abord le livre n’est qu’une vague idée. Une rêverie intermittente. Des masses flottantes et informes dans le cerveau.  L’idée vague du roman qui allait s’appeler L’Amour, et qui à ce stade embryonnaire ne s’appelait rien, a pour premier germe l’observation précoce, dans les films, dans les livres, dans les chansons, que l’amour au long cours n’est jamais raconté en tant que tel. Il me semble que je me fais la remarque dès ma vingtaine. Sans doute cette remarque est-elle adossée à ma passion, précoce aussi, pour l’ordinaire, elle-même indissociable d’une sorte de tendresse pour le tout-venant. Celle qui me fait aimer les films de Pialat. Peut-être que les époux de L’amour s’originent dans Pépère et Mémère de l’Enfance nue, ou dans les parents fermiers de la Maison des bois. Ils s’originent aussi dans des époux du temps de l’enfance. Couples amis des parents, oncles et tantes. Dernière époque où la norme n’était pas le divorce. Gens qui remontent la vie cote à cote, de mariage à trépas.

Au fil des années l’idée fait son chemin. Cette image éculée est parfaitement adéquate. Parce ce que c’est bien un chemin que fait l’idée, et surtout parce que c’est SON chemin. Son chemin en moi mais sans moi. Je ne controle rien. Parfois ça remonte à la surface, à la conscience, ce qu’on appelle la conscience. Entre deux trains je me dis qu’un jour j’essaierai : raconter un couple au long cours, et que ce long cours soit le seul réel objet du livre. La vie telle qu’elle s’écoule. L’écoulement même. L’amour coïncidant avec cet écoulement. L’amour le vrai le seul. Tout le reste gesticulations.

Je voudrais bien voir si un tel livre est possible. Si ça tient.

La genèse active va être initiée par une circonstance, comme souvent. Peut-être que sans cette circonstance l’idée n’aurait jamais abouti. Le chemin n’aurait débouché sur rien. Il aurait mené nulle part, comme dit Harald Schumacher. Une idée peut faire son chemin puis être abandonnée. Ou ne jamais rien donner. Il y a sans doute actuellement en moi des idées de livre qui ne donneront pas de livre.

On est en 2019, la BD Ma vie de moche vient d’être publiée, avec Cécile la dessinatrice on aimerait faire autre chose ensemble.  Comme cette virtuose m’a fait état de son désir de toucher à l’illustration de texte, je lui dis que je lui rendrai bientôt un récit court, où elle pourrait inciser des dessins plus ou moins illustratifs, des dessins qui ne pourraient être que des analogies, des suggestions, des accompagnements visuels du texte. On se dit aussi que la fois suivante elle fera l’inverse : elle me file des dessins que je paraphe d’une phrase, sans rapport direct.

Quelques semaines je lui rends un récit bref – 40000 caractères, 25 pages par là – qui s’appelle L’amour. C’est un brouillon, c’est juste histoire qu’elle voit le genre de trucs que j’ai en tête. Ça lui plait bien, elle commence à réfléchir à des ponctuations dessinées. Notre éditrice est partante aussi. Sur la base de mon brouillon et de quelques esquisses de Cécile pour donner une idée, elle démarche des éditeurs, demandant si un objet de cette sorte pourrait les intéresser. Elle n’aura jamais de réponse favorable. Apprenant ces refus, je devrais être déçu, or quelque chose se réjouit en moi. Le pincement au coeur de l’échec n’est pas un pincement de déception, c’est un pincement d’alerte. Cette réaction étrange. réaction sait quelque chose que je ne sais pas, où que par loyauté à mes deux comparses je n’ose m’avouer.  La vérité c’est que je n’ai pas envie que ce projet aboutisse, en tout cas pas dans cette configuration. La vérité est que je les ai embarquées dans un chantier qui devrait être un chantier individuel. Je vois le désintéret des éditeurs comme une preuve : ce récit est un roman. Un roman court sans doute, il le faut, il faut être concis et elliptique, mais un roman.

Nous sommes en 2020. Je suis sur encore dans rédaction alternative de Ma cruauté et Notre joie mais je me donne rendez vous, une fois fini ces gros chantiers, pour écrire ce roman à partir du matériau déjà constitué (l’essentiel y est déjà : la trame générale, le faux départ, le chien, les prénoms euphoniques, les Mauges, l’orage céleste)

Je m’y mets au printemps 2021. En résulte une version de 100000 caractères, que je crois avoir reprise deux fois, à l’automne 2021, pour finalement la soumettre aux Editions Verticales au printemps 2022. Je vois bien que le livre leur va, depuis le temps je sais évaluer leur degré d’emballement. Les ont emballés : Jouer juste, Entre les murs, La blessure la vraie, Molécules, En guerre, L’amour. Les ont embarrassés : Vers la douceur, Deux singes ou ma vie politique, La politesse. Ils font quand même quelques remarques – Yves Pagès trouve par exemple que l’arrivage d’objets technologiques dans le dernier tiers peut être allégé, sans quoi le lecteur pourrait imaginer que le sujet se trouve là. Alors que le sujet, Yves et Jeanne l’ont bien compris, est tout entier contenu dans son titre. Ils ont aussi compris que le titre n’est pas ironique.

Je consacre quinze jours de juillet 2022 à repasser le roman. On en est au fignolage. Toute la matière y est, je ne travaille plus sur la structure générale, sur le récit en soi, mais sur les phrases. Le tout début, les toutes premières lignes mettent du temps à me convenir. Encore maintenant je m’en suis pas complètement satisfait. Si j’avais la possibilité de les changer je le ferais. La première phrase ne bougerait pas, mais les trois suivantes ne sortiraient pas intactes.

Pendant cette session de juillet, j’étire aussi la dernière scène, disons le dernier mouvement, que Jeanne et Yves trouvaient trop rapide.

Je rends la nouvelle et dernière version en septembre 2022. Nous nous entendons sur une date de sortie au septembre suivant.Ce n’est pas que je tienne à septembre, mais un essai est prévu pour le janvier d’après – cette sortie sera finalement décalée de neuf mois.

Restent les repassages techniques, avec une correctrice puis une autre. J’en profite à chaque fois pour amender des phrases qui entretemps m’ont paru bancale, des traits d’humour trop voyants, des tours trop compliqués. Le livre doit être simple comme un coeur.

Comme d’habitude la correctrice remet des virgules qu’ensuite je re-retire. Comme d’habitude je n’ai pas d’avis sur l’option d’écrire les chiffres en chiffres ou en lettres. La question a juste pour effet de rendre sensible le grand nombre de chiffres et de nombres dans ce récit. Ce qui est assez logique.

Pour le rectangle de couverture je n’ai jamais d’idées, là j’en ai une. Une pendulette. Ou quelque autre objet qui connote le temps.

 

 

Cet article comporte 94 commentaires

  1. « Le livre doit être simple comme un coeur. »
    Merci , cette phrase me bouleverse particulièrement
    Elle me permet aussi d’être plus précise sur la sensation ressenti lors des «  déplacements fluides «  opérés sur les narrateurs / personnages ; personnages / personnages et univers intérieur / extérieur des personnages dans le texte
    J’ai remarqué ces mouvements lors de la scène du café initiale
    C’est très fluide, et rythmé comme du sang qui bat, qui porte LE souffle partout
    Merci

  2. Comme Vers la douceur est un de tes livres que je préfère je me demandais ce qui avait pu embarasser ton éditeur?

  3. Disons que la structure fragmentaire le laissais sceptique
    Et je crois qu’il craignait que la crudité de certaines pages, et ce narrateur qui se montrait parfois sous un jour défavorable, rende le livre mal aimable.

  4. Salut François,
    J’attaque par une question qui peut paraître anecdotique : quel rapport entretient ton récit avec les Contes de Flaubert ? (Un coeur simple au premier chef et la La légende de Saint-Julien l’hospitalier)

  5. Tu sais bien le gout que j’ai pour les Trois contes, et notamment pour le premier (auquel le texte ci-dessus fait un clin d’oeil)
    Cela ne signifie pas que je pense à Un coeur simple en écrivant L’amour. Ca signifie qu’un Coeur simple est sans doute là parmi les fantômes qui accompagnent l’écriture (où on compte des oeuvres, des expériences, des gens, des souvenirs, des animaux, etc)
    Mais il faudrait dire plus justement que le tempérament qui me fait aimer un Coeur simple s’épanche dans l’écriture de L’amour.

    1. J’ai l’impression que ce que souligne Toni obéît à la nécessité de produire un récit d’un seul tenant, une narration d’un seul trait qui récuse tout découpage en scènes ou épisodes. Outre le choix du commencement, ce texte qui n’est qu’une narration dont l’écoulement est constant jusqu’à la disparition des deux membres de la relation, refuse tout procédé de dramatisation qui exigerait des changements de rythme. Nous avions la continuité, ajoutons la régularité.
      J’ajoute la compacité pour souligner l’idée que le moindre mot vient servir la narration et l’épure pour exprimer la sensation d’une économie de moyens (allusion, élision, pari sur la capacité du lecteur à inféré). Exemple caractéristique : la description des ciels se narrativise (verbes d’action au participe présent et contient une ellipse qui nous mène insensiblement plus loin dans la relation).
      Cette forme profilée et aérodynamique tient du vol plané.
      Cette vie propre du récit qui s’écoule régulièrement, comme si elle était indépendante des choix d’un narrateur finit par évoquer la course propre d’une relation amoureuse qui n’est pas dictée par les choix de ses acteurs.

      1. Je ne sais pas su l integrerais a la genese mais je crois que tu as évoqué un jour l envie de faire un documentaire autour d un couple de personnes agées.
        As tu toujours cette envie là ?

          1. En lisant le livre je me disais qu’on aimerait voir les films de Jacques ( lorsqu’il se met à filmer son quotidien, sa femme, son chien…)

  6. “Cette vie propre du récit qui s’écoule régulièrement, comme si elle était indépendante des choix d’un narrateur finit par évoquer la course propre d’une relation amoureuse qui n’est pas dictée par les choix de ses acteurs.”
    J’aime beaucoup
    La martingale littéraire à quoi on tend est peut-être d’arriver à ce sentiment d’un livre qui s’écrirait tout seul, mu par sa propre textualité, ce qui voisine le sentiment d’une vie qui s’imprimerait toute seule sur le papier, aussi vrai que, comme tu le dis, elle n’est pas dictée par la choix de ses acteurs.

  7. J’ai ressenti que la présence très effacée du narrateur (en comparaison aux livres précédents) accompagnait le sentiment de glisser dans le temps. Tu as dans ce livre lissé les rapports des personnages aux aspérités qui pourtant sont bien là (ils traversent comme tout un chacun les choses de la vie). Ces aspérités lissées c’est la facon qu’ont Jeanne et Jacques (et aussi leurs parents, leurs amis, on imagine) de prendre les événements de la vie.
    La forme du récit (les procédés révélés précédemment par les sitistes, qui décalent le rapport aux événement habituellement sources de tensions dramatiques) nous fait expérimenter une manière de vivre, calme, qui se suffit, qu’on n’a pas l’habitude de vivre nous autres les névrosés.
    Ça ne va pas contre ce qu’a écrit Julien sur “cette vie propre du récit qui évoque la course propre d’une relation amoureuse qui n’est pas dictée par les choix de ses acteurs” ni contre “le sentiment d’une vie qui s’imprimerait toute seule sur le papier” que tu as exprimé
    car je pense que les Moreau contrairement à des corps moins à l’aise dans l’existence qui auraient besoin de s’engager dans des grandes actions, émotions, de se faire croire qu’ils peuvent dompter la vie et la mort ou à des corps qui ont besoin de se sentir vivants dans les passions, ne sont pas des “actants” (c’est peut-être pas le bon terme). Ils ne ressentent pas le besoin d’exister davantage. D’aller chercher une densité d’existence supérieure.
    Leur corps sont de ceux qui se laissent couler dans la vie qui les prend et les emmène, avance inéluctablement.
    Pour qui les questions existentielles et tout leur bazard sont loin voire futiles. Qui ne sont pas angoissés par le fait que le temps les emporte comme un courant sur lequel ils n’ont pas de prise. Qui prennent de la vaste vie ce qu’elle leur donne. Ça leur va comme ça.
    Ton travail sur le texte qui nous fait ressentir le temps qui passe ainsi que Jaques et Jeanne pris dans ce courant, sans résistance, qui l’accompagnent, consentants , confère à ce livre une grande douceur. Un apaisement. Je ne pense pas que Jacques et Jeanne disparaissent. Le livre ne raconte pas leur disparition (il raconte la disparition de la matière autour d’eux). Ça participe à cet état de douceur dans le passage de la vie et dans le passage de la mort.

    1. Merci la lettre de Saint Paul mentionnée dans le livre que j’ai pour le coup découverte évoque
      La grande confiance «  pris dans ce courant sans résistance « 

  8. J’ai beaucoup aimé l’amour et je m’interrogeais sur le rôle du personnage du conteur lors du rendez-vous de Jeanne et Jacques. Je voyais son intervention comme une façon de rappeler que ce qu’on lit est une histoire inventée mais finalement j’ai ressenti l’inverse puisque le conteur propose un récit fantastique qui est un peu tourné en ridicule par les deux protagonistes. Paradoxalement j’ai trouvé que ce personnage meta  renforcait l’effet de réel du récit principal avec la rupture nette et surprenante de sa fable – « mais qui c’est qui cocotte comme ça » – montrant le primat du plan du récit, point d’ancrage marqué par le sensoriel qui rappelle à l’ordre, ça « cocotte »Comme si cet écart nous montrait que le réel se trouve dans le récit alors qu habituellement la mise en scène de la fabrication de l’œuvre permet de souligner sa facticité au spectateur. J’ai bien aimé aussi la justification de la batterie à plat où le conteur refait son apparition : « Sans doute des lutins qui ont joué avec toute la nuit. Ou le camionneur rond comme une queue de pelle qui s’est écroulé sur le volant sans éteindre l’autoradio ». Je trouve que ça va dans le sens de cette autonomisation du récit puisque le conteur divague et paraît abandonner sa fonction pour laisser faire les choses qui suivent leur cours et le rattrapent aussi. Par rapport aux chutes, celle de la vielle Clémence au mariage est une sorte de préfiguration de celle de Jeanne à la fin ? Toutes deux se retrouvant « le cul par terre » l’une après l’autre. J’ai trouvé ces passages assez brutaux. après le désamorçage de toutes les possibilités tragiques, la chute de Jeanne lors de la partie de Scrabble retentit d’autant plus. J’ai aussi du mal à me situer clairement par rapport à la question du rythme, de la dramatisation, de l’amplification et du tragique, est ce qu’on peut dire que le tragique est épuré des effets de dramatisation mais très puissant dans certains passages ? Du tragique plus discret ? Pour le rythme, il y a bien des modulations quand même avec l’émergence de certains moments sur lesquels on passe plus de temps ?

  9. Tragique épuré des effets de dramatisation, c’est bien ça.
    D’ailleurs le tragique, c’est l’anti-drame. La pensée tragique, pétrie de fatum, ne fait de drame de rien. Il n’y a que es esprits non-tragiques qui font des drames. Bon, ils sont très nombreux.

    Tu as bien capté le “sens”, ou plutot l’effet du passage du conteur
    Il y a dans le roman plusieurs contrepoints de ce genre, ou contre exemples, ou auto-définition du livre par la négative. Ne serait-ce que son premier mouvement.
    Par exemple le passage Out of Africa. Mais aussi peut-etre les paroles de Cocciante, quoique elles aient aussi un autre fonction.

    1. Ces contrepoints je ne les voyais pas en opposition mais superposés et embarqués avec le reste. Ils apportent quelque chose en plus et ne disent pas seulement en creux ce qu’est l’amour pour s’annuler ensuite. Comme dans Voyages en Italie, lorsque Sophie dit je t’aime sur Juste une mise au point. Et dans L’amour, quand Jeanne fredonne une chanson italienne sur le lit de l’hôpital. Ces paroles semblent futiles en soi mais deviennent plus puissantes en étant réinvesties et irrigués par la vie. Même si le premier mouvement se degonfle et est vite rattrapé par le réel, il y a des percées par la suite comme avec le concert de Cocciante. C’est toujours là comme une bulle de rêverie où paraît se nicher aussi l’aspiration de Jeanne. L’autre fonction des paroles se situeraient là ? Elles seraient des vecteurs qui vont dans le même sens que le reste ?

  10. J’ai aimé que le temps du livre soit calqué sur l’impression que nous avons tous du temps passe, de plus en plus vite. Les 20 premières pages pour raconter 2 ans de vie, 10 pages par an, les 60 pages suivantes pour raconter 60 ans de vie, 1 page par an. Comptabilité à la louche mais l’auteur a-t-il calculé aussi précisément ?
    Le temps passe sans évènement majeur et contraint par l’adéquation des plannings. J’ai lu ailleurs que le cerveau s’adapte à la routine en se mettant au repos d’où cette sensation d’accélération du temps. Il est évident que Jeanne et Jacques sont calmes, le temps passe vite. Dès la page 39 le couple est là, le vieux couple, sa routine. « C’est toi qui bouges jamais qui dis ça ? » le temps s’accélère, Jeanne dit déjà « jamais » comme s’ils se connaissaient depuis toujours et deux pages plus tard elle reçoit la pendulette.

    On saute à la ligne et l’enfant est là depuis longtemps lorsqu’on apprend son existence, son prénom en fait. D’une ligne à l’autre deux années passent ou cinq ou dix, on chope au passage une chanson de Sheila, une nouvelle marque de voiture, « un film où Robert Redford est chasseur de bêtes sauvages et séduit une Danoise riche » mais rien à voir avec l’Amour, un smartphone. On rit souvent.

    Ne pas lire ce livre comme n’importe quel autre qui s’appellerait l’Amour,- j’ai fait l’erreur -, qui commencerait par un amour inaccessible, une rêverie, une frustration. Emma Bovary et autre Karen Blixen n’ont rien à faire là, c’est juste que Jeanne pas encore Moreau a bien de droit de s’essayer à rêver l’amour, comme Jacques peut se rêver aventurier, « C’est toi qui bouges jamais qui dis ça ? ». On est comme on est et la vie c’est pareil, la première fois il demande « T’es pas vierge quand même ? » et la question est réglée, amour ou pas on parle comme on parle. C’est dit crument mais quelques pages plus tôt le baiser dans l’anorak biplace est l’un des plus délicatement sensuel que j’aie jamais lu, je ne comprends même pas pourquoi mais mon corps sait, lui.

    Des évènements auront lieu qui ne seront pas autre chose que des évidences puisqu’ayant lieu, par exemple la réussite du fils dont on ne tire aucune fierté ou la tromperie de Jacques qui ne provoque aucun bouleversement. À l’évidence Jacques est toujours là et ils continueront à s’aimer, on ne revient pas sur le passé – et je crois que jamais dans le livre on n’y revient ?-. Si on cherche des preuves d’amour, la manière simple dont ils se dépatouillent de cette affaire, prenant bien soin l’un de l’autre, en constitue une belle.

    C’est probablement ce calme et cette simplicité qui me touchent le plus, cette manière tranquille, évidente et attentive de vivre, aimer et mourir à deux.

  11. merci pour cette lecture (je me questionne toujours sur la pertinence du “je” de la naissance à Luçon)

    cela peut paraître étrange mais, de mémoire, un des passages les plus puissants tant dans son expression que dans sa potentialité (qui a trouvé écho de mon côté en tout cas) est l’insertion de deux phrases dans un plus large passage, celles où un protagoniste vérifie que l’horloge fait bien tic-tac… et qu’elle fait tic-tac… (à la bonne heure donc)

    dans cette veine, question ouverte à tous : quelles lectures conseiller pour creuser ce sillon (assez flaubertien), tant classiques que contemporaines, de cette étude serrée du réel, de sa matérialité, de sa trivialité, mais dont la forme même permet de créer justement toute la puissance qu’on trouve dans un coeur simple, dans la Bovary qui échappe à cet enfermement par dix lignes sur le curaçao pris dans le placard etc. et évidemment dans ce très beau roman que nous soumet François… j’aimerais vraiment lire davantage de ce geste dramatique et surtout pas tragique ni exceptionnel

  12. et d’ailleurs, pour finir sur ce point, comme on a eu Michon, pour rester dans le massif central, à quand une analyse serrée dans la Gêne de Lafon justement flaubertienne ou encore d’un Bergounioux (comme on parle de creuser un sillon)

    1. Assez d’accord sur Bergounioux, la lecture de ses journaux est très intéressante je trouve, peut-être faudrait-il d’ailleurs parler du cas particulier des journaux d’écrivains qui demeurent une forme toujours actuelle (que ce soit Bergounioux ou encore R. Camus même s’il a vrillé depuis pas mal de temps mais qui publie un journal bien bourgeois qui en dit plus que ses “conceptions” politiques)

    2. Je ne mets pas Lafon sur le même plan que les deux autres. Son dernier livre est très faible, par exemple.
      Bergougnioux ce serait avec plaisir, s’il consentait à écrire un roman plutot qu’une douze millième page de son journal.

      1. oui les sources est peut-être son plus faible (le Renaudot n’était pas non plus son travail le plus poussé) en comparaison avec Les pays ou encore L’Annonce où on retrouve cet amour banal d’ailleurs et même utilitaire comme tout doit être utile quand on est paysan (je crois qu’il avait été adapté à la tv ou au cinéma)

      2. vous n’approuvez pas l’entreprise pourtant très matérialiste et corporelle du journal ? N’est-ce justement pas parce qu’il a ce poids de la vie qui passe, qui se dégrade, tout en enregistrant le réel le plus rudimentaire parfois, qu’il touche sa cible ? après comme le disait Louise, le journal d’écrivain est un genre qu’il faudrait effectivement analyser de manière très serrée (dans quel mesure d’ailleurs Bergounioux écrit-il un journal d’écrivain alors que c’est le journal que tient un écrivain, un livre de raison individuel en somme)
        cela dit, j’aurais du mal à trouver un journal qui m’a pleinement concerné d’un strict point de vue littéraire

      3. La vraie question François c’est pourquoi toi tu ne publies pas toi un journal, un vrai journal vitaliste (comme d’aucuns ont tenté, jadis, d’écrire un journal hédoniste alors qu’ils ressemblaient à de pervers curés d’ailleurs vêtus identiquement) ? C’est-à-dire l’enregistrement scrupuleux et régulier du vécu d’un corps, de sa glorification à sa dévastation, de ses joies d’exister, du café senseo après une nuit trop courte ou pénible à cause de la canicule jusqu’à la bière consommée sur une chaise en rotin style Louis Drucker mais qui tient pas vraiment sur le petit espace du trottoir où te bouscule un connard de vélotaffeur ?
        Après tout c’est dans cet ordinaire que se niche la possibilité de l’émoi artistique, de la vraie émotion !

        mais si tu as la flemme et que quelqu’un a fait le boulot littérairement outre Bergounioux, je suis preneur !

        D’ailleurs quelqu’un mentionnait Camus (celui qui n’aime pas l’étranger) mais le bougre, inventif littérairement fut un temps, en avait fait une version virtuelle (jusqu’à indiquer les opérations bancaires)

        1. Pour l’instant je n’ai lu de lui que son célèbre In Memoriam, il a tenu toute sa vie un journal littéraire (et composé un journal particulier sur sa vie érotique), c’est Paul Léautaud.
          “II est impossible de vivre aujourd’hui avec mes 500 francs (410 euros 2004) d’appointement au Mercure. Non seulement ma vie matérielle sera atteinte, mais bien des petits plaisirs supprimés, comme m’éclairer à la bougie pour écrire, une bouteille de champagne de temps en temps et les gâteries lors de mes voyages”

  13. Bien vu d’évoquer l’étoffe des livres de Michon ou Lafon. On pourrait rajouter Claude Simon ou Richard Millet dans la même veine d’écrivains qui racontent l’âpreté des vies de taiseux sans en exclure la douceur, mais ces écrivains, inventant les vies « minuscules » des autres retombent, mais sans y prendre garde, sur leur propre vie. L’étau se serre et ils finissent par régler des comptes avec la leur, ce que ne fait évidemment pas FB dans son roman.
    Au risque de le caricaturer, résumer le roman de François pourrait se faire par un épuré “ça se passe en Vendée” à la manière de Woody résumant “Guerre et paix” par “ça se passe en Russie”.

    1. Sauf que ça ne se passe pas en Vendée.
      Ca se passe dans le Maine-et-Loire, dans le Choletais, contrée qui n’est pas la mienne – moi je suis du Sud-Vendée, comme il est effectivement dit furtivement (Luçon où je suis né)

  14. Un détail.
    En page 53 suis-je la seule à botter un peu en touche devant ces “têtes d’hommes nues” (têtes d’hommes, pas de femmes)? Et un point de l’histoire des habits dans nos contrées m’aurait-il échappé?

    1. ce qui frappe dans les années 60 et 70 c’est, dans les campagnes du moins, c’est à quel point les tetes des hommes y sont couvertes
      les têtes de femmes beaucoup moins.
      J’ai souvenir de grand pères et d’oncles et avec des casquettes, pas de grand-mères et tantes avec des fichus ou des chapeaux – en tout cas pas tous les jours.

        1. Une tragédie que j’ai éprouvée toute ma vie, qui a débuté dans les années 80. Heureusement comme il restera toujours quelques personnes pour lire des livres et regarder des films, on trouvera toujours des trucs à se mettre sur la tête.

  15. Beaucoup de choses ont déjà été très bien dites concernant ce beau et émouvant roman. Quelques notes en vrac.
    Je pense aussi que la piste Michonienne est fausse ou en tout cas ne mène pas bien loin – même si l’emploi de clope au masculin peut faire penser au registre vieilli de Pierrot. Là où Michon veut ressusciter un passé mythique, indéfini, ancestral, François s’attache de façon presque maniaque à restituer des lieux, une époque, un phrasé, des expressions très datés au sens propre.
    Je m’attarderai pas sur Flaubert, étant trop incompétent en la matière, je dirai juste que m’a amusé la juxtaposition dans une même phrase du prénom Frédéric pour désigner l’ami du couple et de Moreau pour évoquer ledit couple, ce qui forme une référence malicieuse au héros de l’éducation sentimentale.
    J’ai relevé pas mal de zeugmas, une de mes figures de style préférées, plus que d’habitude. Certaines sont très réussies et originales, une autre un peu moins. Il me semble que cette figure de style participe de la condensation du récit et de ses phrases et une atténuation de la charge dramatique, dans le prolongement de l’analyse de Toni Erdmann.
    J’ai trouvé que même si le roman se donnait pour objectif de décrire l’ordinaire et d’éviter le drame, il y avait une sorte de crescendo à l’œuvre, peut-être malgré lui. Le début m’a paru un peu laborieux tandis que le dernier tiers m’a soufflé, pour le dire vite – à partir du moment où l’adultère entre en piste. Au passage, la façon dont les Moreau gère l’adultère me semble tout sauf banale. Ou plutôt ils le traitent de façon banale, ce qui est tout sauf banal. J’ai trouvé qu’à partir de cet épisode les dialogues par exemple se faisaient plus incisifs, plus secs, plus drôles. Peut-être que c’est lié à la densité pris par les personnages du fait de leur âge, de ce qu’ils ont vécu. J’ai vu là un trait plus dur, plus ironique mais sans surplomb dans la description du quotidien d’un couple vieillissant. La toute dernière partie – qui négocie de façon plus douce et moins frontale que d’habitude le décollement d’une certaine realité – était superbe et bouleversante. Je pensais davantage à des films que des romans, Amour d’Haneke (pour le mari abandonné par sa femme mourante) ou Phantom Thread de PTA (pour les visions et pour les manies de l’autre qui nous insupportent). Je pense comme Jérémy que ces dernières pages sont parmi les plus fortes écrit par François.

  16. Pourquoi dans le résumé de l’épisode de Plus belle la vie on passe du prénom Héloïse à Marie pour désigner la même personne ?

  17. J’ai souvent ferraillé, en critique, contre cette catastrophique et creuse notion de “petit malin”. Ce n’est pas lorsqu’elle me cible, dans cette critique d’un vague inégalé dans l’histoire, que je vais commencer à lui trouver du sens.

    1. Ce qui est nouveau c’est qu’avant elle était cantonnée à la critique ciné et aujourd’hui on la voit aussi dans la critique littéraire.
      Que penses-tu du reproche de surplomb que certains te font? Est-ce qu’on n’est pas dans la même fausse prévention à l’égard des classes populaires que tu décortiquais à l’époque de Merci patron de Ruffin?

  18. J’entends surplomb, j’entends empathie absolue, et ça ne me parle guère ni dans un cas ni dans l’autre.
    Sans doute est-on tellement accoutumé aux narrations en je qu’une narration classique à la troisième personne parait froide à certains.
    Il faudrait demander si Flaubert est en surplomb dans Un coeur simple. Il faudrait demander à Flaubert : d’où tu parles?

    Il y a aussi oui peut-etre un syndrome Merci patron : des lecteurs bourgeois pretent au texte leur propre mépris pour les classes populaires – et s’en dédouanent en le pointant chez d’autres.

    1. Je pense aussi que les critiques ont du mal à faire abstraction de tes essais et plus généralement de tes prises de position politiques quand ils lisent tes romans. Un petit côté “que va encore nous raconter Begaudeau le marxiste dans son nouveau roman”.

      1. D’ailleurs j’ai pas compris le reproche de Beigbeder qui ayant lu l’amour dit qu’il n’apprécie pas les romans précédents de François par ce qu’ils pensent (ce qui est un comble) et qu’il apprécie l’amour parce que d’après lui c’est un roman qui ne pense pas. Ca m’a énervée qu’il sépare l’amour de la bibliographie de François et qu’il dise que le livre ne pense pas. C’est comme s’il le critiquait de façon détournée. Ses raisons d’apprécier le livre sont à côté de la plaque et glauques.

        1. Ce n’est pas “mes précédents romans qu’il n’a pas aimés,” c’est Ma cruauté. Il avait à l’inverse dit beaucoup de bien d’Un enlèvement
          Beigbeder évoque donc ici plutot les essais, qui ont surtout à ses yeux le défaut d’etre de gauche (sachant qu’il m’étonnerait fort qu’il se soit tapé Notre joie, et qu’il parle là davantage de la réputation de ces livres que des livres eux mêmes)
          Ainsi sont les gens confus : on est obligé de leur expliquer ce qu’ils pensent.

  19. Bon, j’ai voulu réunir mes notes sur le roman pour chercher d’où venait l’émotion à la lecture. Et j’ai clairement été dépassée par l’émotion, je me suis lancée dans un truc en 4 parties dont une consacrée à Richard Cocciante.

    MOINS QU’UN DESTIN
    Dans la première phrase, j’entends l’auteur qui sait déjà : « La première fois que Jeanne voit Pietro, c’est au gymnase où sa mère fait le ménage. » Cette phrase créé une attente, annonce un destin. C’est l’histoire de Jeanne et Pietro qu’on va me raconter. C’est écrit. C’est figé. Jeanne et Pietro annoncent un certain mode amoureux et le mode narratif qui va avec. Cette première phrase me piège un peu.

    Jeanne et Jacques existeront sur un autre mode amoureux auquel le mode narratif s’adaptera : un roman factuel, avec des situations, des séquences écrites au temps présent. L’auteur semble ne pas en savoir plus que moi sur ses personnages. Rien n’est annoncé, les choses arrivent. D’ailleurs la première fois que Jeanne voit Jacques, elle ne le voit pas, elle sert des fishers en pensant à Pietro.
    Lisant l’histoire de J&J, j’ai la sensation que leur vie s’écrit devant nous, dans un présent continu. Elle n’est pas déjà écrite, ils n’ont pas de destin. Ils ont moins qu’un destin, juste leur vie qu’ils partagent petit à petit, pas à pas, ça s’est fait comme ça. Vivant côte à côte, ils se modèlent l’un à l’autre. L’organisation, les habitudes du couple, et les manies sont autant de descriptions de comment la vie commune les façonne. Jacques se rase la moustache pour elle sans qu’elle le demande. Ils forment un couple, ils se forment l’un l’autre, ils deviennent les Moreau.

    Sophie Letourneur disait dans un entretien mémorable que dans la séquence où le couple de retour à Paris discute dans la chambre, elle voulait qu’on sente l’intimité, les années ensemble, elle disait qu’elle voulait être « avec eux dans le jus de la couette ». Et c’est la sensation que j’ai en lisant L’Amour, que je suis dans leur quotidien, avec eux dans le jus de la couette.

    VERTIGE
    Le roman s’en tient aux faits, à la tache de sang sur les draps, à la tarte aux pommes, aux faits de langues « c’est clair net et précis », « c’est véridique », aux faits vestimentaires ; tous ces faits situent les différentes époques. On ressent le temps filer, passer d’une séquence à l’autre avec fluidité, ça donne le vertige presque au sens littéral, ça donne l’impression que les objets fixes environnants sont en mouvement. On ressent l’époque changer autour d’eux. J’ai ressenti un vertige de ce temps qui passe, jusqu’au grand vertige final où l’alentour s’efface.
    La vitesse du récit entremêle les sensations d’ivresse de vie et une mélancolie. C’est la première fois qu’un roman de François me rend mélancolique. C’est pas une mélancolie vague et floue, les situations sont précises, incarnées. On sent vraiment le pouls du couple, de la jeunesse du premier anorak partagé à la vieillesse du clafoutis de cerises dans les assiettes à dessert.

    La vitesse permet aussi un certain mode d’émotion : « On s’organise pour se relayer à l’hôpital au plus fort de la méningite du petit. Le soir, on se retrouve au bord du lit où il se rétablit lentement. Quand ce n’est pas l’un qui sort fumer dans le couloir c’est l’autre. On prend à tour de rôle des rendez-vous avec le docteur, qui attendra que Daniel soit complètement guéri pour informer ses parents qu’ils ont bien failli le perdre.
    On s’organise pour le déposer au judo, et plus tard au club d’échecs où il montre plus de qualités que dans les activités physiques. Niveau souplesse il a les gènes de son père, persifle la mère. Et niveau caractère de cochon ceux de sa mère, ponctue le père. Même si on n’a jamais vu que les cochons aient mauvais caractère. »
    La maladie de Daniel enfant n’est pas une séquence développée, pas le suspense d’un moment dramatique.
    L’Amour est a-dramatique. La vitesse du récit met à égalité hôpital et judo, deux trucs qui nécessitent organisation. Il n’y a pas de hiérarchie, tout ça c’est de la vie qui passe. La vitesse du récit, utilisée comme ça, créée l’émotion refroidie (copyright william will). Passant de l’hôpital au judo puis aux petites piques de couple, la vitesse raconte la violence de la maladie et le temps qui passe. La vitesse dans ce texte c’est la focale de cinéma. la distance. Si le récit prenait plus de temps avec certaines séquences, il pourrait aller chercher les larmes appuyées : insister sur l’hopital, ou sur le moment où Jacques va partir pour l’armée. La vitesse est la distance à la situation. L’intensité est suspendue.
    On garde l’émotion en puissance. Les scènes d’émotion en puissance s’accumulent tout au long du roman. L’intensité est là mais ellipsée, suggérée ou raccourcie. La vie passe. Et mine de rien c’est autant de moments que Jeanne et Jacques traversent ensemble, qui les font vivre et vieillir.

    Autre mode de l’émotion refroidie : quand le roman ralentit sur une scène émouvante, les phrases restent factuelles. Pendant le mariage, c’est le problème de chaises et la danse des mariée, ou pendant la venue de Nicole, l’émotion refroidie par l’épluchage de pommes. Simplement les gestes. L’intensité dans ces gestes banals de l’épluchage de pommes.
    L’intensité sommeille là. L’intensité viendra par en dessous. C’est comme ça que François a gagné Rolland Garros, uniquement par des services à la cuillère. On pense à un autre grand tennisman, Flaubert : « Elle avait eu, comme une autre, son histoire d’amour. »
    L’intensité par en dessous. Affirmer la banalité de l’amour avec « comme une autre » pourrait faire relativiser cette histoire. Et en fait l’intensité est là, dans l’affirmation de la banalité qui serre le coeur.

    1. RICHARD COCCIANTE
      « Comme elle dit toujours : on se fait à tout. C’est pas sorti de la tête d’Einstein mais c’est véridique. »
      « On se fait à tout » me fait entendre le courage et le renoncement mêlés de Jeanne, de sa classe sociale.
      Pietro et la femme du vétérinaire miss Maine-et-Loire ont d’autres aspirations, des aspirations au niveau de leur performance sportive, de leur beauté, de leur fortune.

      La vie ensemble de J&J les a peut-être rendus moins désirants : « Comme il ne sait trop quoi penser de cette idée venue à son cerveau comme une odeur vient au nez, il la soumet à Jeanne qui en secouant une salade lui rappelle qu’elle a quarante piges dans trois semaines.
      Jacques est au courant, il a prévu de l’emmener jusqu’à Nantes voir Richard Cocciante au Palais des sports. Pour la surprise il lui fera croire à une sortie au cinoche.»
      Quand Jacques a l’idée du 2 ème enfant, il reconnait ça pas comme un désir. Peut-être qu’il ne désire pas plus que ce qu’il a, ou peut-etre que les désirs n’ont pas le temps d’en etre non plus, toujours une histoire de vitesse. Puis le récit passe à la surprise d’anniversaire. La vie passe et le regret n’est pas formulé, n’en est peut-être même pas un.

      Jacques fantasme les avions, c’est peut-être pour ça qu’il visait l’armée, alors qu’il les peint seulement. Et Jeanne écrivait un journal, elle aurait pu être écrivain dit Aline. Dans cette vie compressée, dense, on aperçoit aussi tout ce que leur vie n’a pas été.

      Jeanne n’a pas eu l’amour de Pietro dans sa vie. J’ai ri de ce que le « rital moche » dit de la complicité du couple, de Jacques qui trouve un nom à son rival. Avec le motif italien, j’ai pensé que Jeanne n’avait peut-être jamais cessé d’aimer Pietro le rital beau. Le dernier mot de Jeanne, va-t-il à Pietro l’italien ou à celui qui a passé sa vie avec elle et qui lui a mis les écouteurs ? j’aime ne pas savoir, j’aime décider qu’il va à Jacques.

      Leur vie ensemble les a peut-être rendus moins désirants. C’est triste et pas. Que désirer de plus ? Je suis pas sure qu’un « beau roi vaillant apparu à dos de dauphin au milieu des eaux » soit infiniment mieux qu’un roi.
      J &J se maintiennent sur un ilot de douceur, pour vivre ensemble, pour unir leur force (ça me rappelle le déménagement final de Louisa et son mec à la fin d’En guerre, et l’argument de séduction touchant dans Nous sommes plus grands que notre temps m’aimeras-tu moi qui sais coudre ?). L’association des forces des gens faibles m’émeut.

      Pendant la séquence tarte aux pommes, ce « on se fait à tout » me parait un courage.
      Au début de leur histoire, je me dis qu’elle l’aime plus que lui, qu’elle veut le retenir, là où lui n’était pas si attaché. A la fin ce genre de question est ridicule, ils ont fait la vie ensemble. Ils ont fait ce qu’ils ont pu. Ils restent ensemble dans une fin qui mêle la splendeur d’Oncle Boonme et le prosaïsme de Plus belle la vie, une série dont le titre va bien à Jeanne et Jacques.

      C’EST QUAND MEME PAS TROIS CHLEUS QU’ALLAIENT NOUS EMPECHER DE NAITRE
      Le discours du prêtre m’a émue. « L’amour prend patience, l’amour rend service, l’amour ne jalouse pas. Il ne s’emporte pas. Il n’entretient pas de rancune. Il ne se réjouit pas de ce qui est injuste, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai. Il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout, l’amour ne passera jamais. Au deuxième rang un bébé pleure que sa mère, demi-sœur d’Elodie, berce en vain. Comme son autre enfant est autiste personne ne lui tient rigueur de ce dérangement.»
      J’aime la solennité de st paul et le concret du boucan dans l’église avec les invités polis (comme dans la scène de The Square avec le spectateur Gille de la Tourette). Toujours le sublime et le prosaïque mêlés.
      L’amour ce truc qui endure tout, comme la vie. Le roman raconte la beauté de cette vie-là, cette vie qui n’est pas un destin. Une vie qui prend patience, qui supporte tout, qui espère tout, qui endure tout. Clémence la sage-femme est là pour me le rappeler, la vie qui file mérite d’être célébrée, mérite un roman.

      1. Merci Billy, pour tout et en particulier
        « Une vie qui prend patience, qui supporte tout, qui espère tout, qui endure tout »
        Là c’est vraiment tout simple comme trouvaille mais extrêmement émouvant

  20. C’est du Billy, quoi. C’est pas du service à la cuillère. C’est du service slicé sur la ligne.
    “Jeanne n’a pas eu l’amour de Pietro dans sa vie. J’ai ri de ce que le « rital moche » dit de la complicité du couple, de Jacques qui trouve un nom à son rival. Avec le motif italien, j’ai pensé que Jeanne n’avait peut-être jamais cessé d’aimer Pietro le rital beau. Le dernier mot de Jeanne, va-t-il à Pietro l’italien ou à celui qui a passé sa vie avec elle et qui lui a mis les écouteurs ? j’aime ne pas savoir, j’aime décider qu’il va à Jacques.”
    J’ai à peu près dit ça sur RFI hier. Le fil italien sert à ça dans le livre. Maintenir l’hypothèse d’un reliquat de romantisme en Jeanne, qui vit sa petite vie intérieure. Mais aussi que le vrai amour était peut-être Pietro. Une amie m’avait dit : je n’ai pas fait ma vie avec mon grand amour, il y a des hommes pour l’amour et des hommes pour faire sa vie avec. Le fil italien, qui durera jusqu’au trépas, porte cette idée. Cette idée à laquelle je ne crois qu’à moitié, à laquelle peut-être je ne veux pas croire, mais à laquelle j’aime faire une petite place dans ce texte. Hypothèse.
    Jeanne et Jacques font ce qu’ils peuvent, oui. Il faut prendre cette expression dans sa force. Le dessin d’une vie, d’une vie de prolo a fortiori, se détermine ainsi : moins par ce qu’on veut que par ce qu’on peut. Jeanne peut Jacques, Jacques peut Jeanne. Peut-être auraient-ils voulu davantage. La question s’est à peine posée. Ils ont pris les choses une par une.
    Ces cinquante ans ensemble c’est beau et triste.

    1. Mais quelle sorte d’amour cela serait-il ? Celui pour Pietro? Une simple démangeaison romantique, un fantasme adolescent. Peut-on vraiment parler d’amour dans ce cas?

      1. Bonjour Charles,
        Je dirais que le roman de François met de côté la question de savoir ce qui serait vraiment ou ce qui ne serait pas vraiment de l’amour. Ça fait partie de la dimension formidablement reposante de ce texte. Peut-être que Jeanne et Jacques vivent un ” vrai amour “, peut-être qu’une démangeaison romantique (chouette expression, d’ailleurs) ressortit également à la catégorie “vrai amour, peut-être qu’il y a toutes sortes d’amours. Ce qui ressemblerait à une bonne nouvelle.

        1. Quand Jeanne prend en charge le désir de Pietro d’interrompre le chantier, je trouve cela fort, cette détermination, les deux minutes de répit obtenues, le fait que cet amour solitaire puisse être une force d’agir même si ça ne l’approche pas de l’être aimé. Un amour dont on est la seule compagnie mais qui peut nous (re)vitaliser malgré tout — jusqu’au bout.

        1. Rendons à César ce qui est à César, l’expression est de François, qui avait évoqué une démangeaison bourgeoise à ce sujet dans un post de 2017 désormais perdu dans les abysses du Dis-moi (seuls-les-vrais-savent).

    2. Même si je n’ai pas lu le livre (car tu daignes ne pas vouloir me l’envoyer), je peux dire que je crois qu’on a tous rêver un jour d’une vie aussi plate. En somme une vie barque et sans migraine.

      1. tu ne daignes pas me l’envoyer
        ou tu dédaignes de me l’envoyer
        mais pas : tu daignes ne pas vouloir le m’envoyer
        est également correct : plutot crever que te l’envoyer
        ou encore : plutot crever que te l’envoyer, ô troll indéfectible

        1. En préalable, je précise que tu me fais rire car je me rends compte que tu as pris ma demande au sérieux. Je me souviens que quand on se “chauffait”, tu as refusé une dédicace sur un de tes vieux livres, c’est dire le niveau que tu as🤥
          Merci pour la correction professeur tournesol.
          Lisant ta rage, je ne suis pas étonnée que tu sois seul. Et tu crèveras seul.
          Quant à ton usage du mot troll, t’as toujours pas la définition blaireau. Blaireau, tu sais ce que ça veut dire.
          Petit cadeau de ton auteur préféré à propos de la colonisation.
          https://www.librest.com/livres/notre-france-noire-de-a-a-z-alain-mabanckou_0-10225417_9782213717043.html
          Ecrire des romans, voilà ta place. Pas plus.

    3. Je trouve un peu triste la théorie des hommes pour l’amour et des hommes pour faire sa vie avec, je crois pas. Mais j’imagine qu’on se fait tous nos théories a posteriori. J’imagine aussi le genre de situation qui amène à cette théorie-là, une config’ Jacques/Pietro.

          1. Peut-être ; c’est une hypothèse qu’il serrait intéressant de renverser le régime de puissance ; et dire que «  tout le monde peut aimer Brad Pitt « ?

  21. Ce que j’ai trouvé le plus émouvant dans le roman est moins l’amour entre Jeanne et Jacques (qui sont en vérité assez prototypiques, assez effacés à la fois dans leur caractère et dans leur consistance de personnages – ce qui n’est pas un argument en défaveur du livre, au contraire), que la déclaration d’amour de François pour la matière.
    Il y a, je trouve, vraiment un devenir-peintre dans L’Amour, là où dans Un enlèvement il y avait un devenir-musicien. La figure attitrée de ce dernier était la fugue, là où l’essuyage (par le chiffon de Jeanne), l’aplat et le jeu sur les couleurs sont les procédés caractéristiques du premier.

  22. Je propose une réédition d’Histoire de ta bêtise avec en postface la critique de l’Amour par Kaprielan qui ne déçoit jamais, c’est savoureux.

  23. Il y a une chose qui m’a frappée à la lecture et relecture de L’amour, c’est l’absence de hiérarchie, le traitement égalitaire des temps / moments / événements / situations/ personnages humains ou chiens / le ciel etc. Cette forme permet de mieux rendre compte de la concomitance et de la porosité de tous ces éléments du roman ; elle marque le mouvement, donne une impression virevoltante.
    Quelques phrases pour l’illustrer
    – Porosité du Elle (d’abord Jeanne imaginant Sylvie, puis certainement Jeanne s’imaginant elle) :
    « il a le verbe tactile, il ne va pas tarder à l’embrasser. Elle fermera les yeux pour gouter pleinement l’instant. Elle s’imaginera être sa copine, sa fiancée, sa femme s’il le lui demande »
    – Porosité du ciel, des saisons, des activités humaines, du climat et du tempérament des gens
    « La seule étoile que tu ne verras jamais c’est la bonne étoile, ponctuait l’ancien, qui endetté par une épidémie avait dû vendre ses bêtes et brader sa ferme.
    En mars le ciel est encore bas et timides les étoiles. Avec l’été il triplera de volume et elles seront toutes là à portée de doigts. Avec l’automne il rétrécira à nouveau et tout le quotidien avec, écourtant les apéros, figeant les balançoires, pliant les gaules au garage, rentrant les têtes dans les épaules, couvrant bras et jambes, enfouissant les corps sous les couvertures et une nuit de nombre 73 il tombe en une heure plus d’eau qu’e un mois. Des voitures sont piégées au milieu de la départementale. Des vaches se perdent. Des ardoises d’église ont volé. Des routes sont barrées d’arbres qu’on dégage en les tronçonnant. Même les pluies de 57 n’ont pas fait autant de dégâts. Dans la région le climat et les gens sont tempérés. Les pluies sont aussi douces que les pentes. Elles font fumer les prés mais rarement les inondent. On n’a rien vu venir. Il y a bien eu ce vent maboul qui toute la soirée a gémi sous les portes et sifflé dans les brèches, mais personne ne s’est douté qu’il grossirait en tempête. D’ailleurs prévenus on aurait fait quoi de plus ? Le ciel a bien fait ce qu’il a voulu.
    Le ciel a épargné la maison des Moreau(…) »
    Je me demande si ce n’est pas par cette porosité et ce traitement égalitaire de tout qu’on a un si beau rendu de la matérialité des vies de Jeanne et Jacques.
    Avec cette forme, on n’est pas dans le traitement linéaire du temps, on est dans des concomitances de moments qui se fondent entre eux. Et forcément ça m’a fait penser à Rancière, et j’ai retrouvé un paragraphe des Temps modernes qui illustre parfaitement ce que j’essaie de dire. Il écrit, à propos de Vertov, cinéaste qui a éprouvé le communisme dans sa forme cinématographique en filmant une journée ordinaire : « La logique fictionnelle avait été jusque là explicitement ou tacitement commandée par la distinction aristotélicienne entre deux types de temporalité : d’un côté le temps de la chronique qui décrit les choses, comme elles arrivent, les unes après les autres ; de l’autre le temps de la rationalité fictionnelle qui nous montre comment les choses peuvent arriver. (…) La fiction nouvelle revendique à l’inverse ce temps du quotidien fait d’une multiplicité d’événements sensibles microscopiques tous égaux en importance, et qui relient la vie de chaque individu à la grande vie anonyme, laquelle ne connait aucune hiérarchie».
    Ce que Vertov a créé dans son film, il me semble que c’est ce qu’a créé François dans L’amour.
    Ce qui est très fort aussi, c’est que par cette forme, on ressent porosité, mais aussi des entités autonomes très bien décrites, comme cette tranche de vie de Boule .
    « Le chien qui a senti le gigot gratte à la porte. Il crotte le sol avec ses pattes pleines de terre.
    – Où est-ce que tu as trainé encore ?
    Le cocker ne répond pas. Le lieu où il est encore allé trainer restera secret. »
    En passant on aime Boule, animal domestique, qui on voit ici n’est pas totalement domestiqué, avec ses pattes pleines de terre et ses territoires secrets. Et Boule personnage à part entière du roman, qui lui aussi perd son calme dans un véhicule, que son ami Jacques calme en lui grattant la nuque.
    Cet amour de Jeanne et Jacques qui ne se dit jamais ne passe d’ailleurs pas non plus par des activités en commun, Jacques avec ses maquettes, Jeanne avec ses mots fléchés et autres jeux de lettres.

    Tout ça pour en venir à une question François : entre cette porosité d’événements égalitaires et l’autonomie des personnages, n’est-ce pas l’amour vu d’un point de vue communiste-anarchiste, dans la forme comme dans les faits, dont tu nous fais le récit ?

  24. Je connais évidemment ces lignes de Rancière. Il faut bien préciser que ça marche dans ce sens : ces lignes de Rancière (toute sa pensée sur la littérature ou le cinéma) m’a retenu, m’a plu, m’a saisi, parce qu’elle répondait à quelque chose en moi. Et c’est ce quelque chose en moi qui agit lorsque j’élabore la démocratie stylistique de L’amour, celle là même qui était au travail, selon d’autres modalités, dans Jouer juste. L’expression qui m’accompagnait alors était : tout mettre sur le même plan. On retrouvera ça dans tous mes livres (même l’auteur-narrateur est “mis sur le même plan”, exemplairement dans En Guerre et Molécules.). C’est peut être un peu plus voyant dans L’amour, par le fait de la compression (ici sont ramassées des effets plus étalés ailleurs)
    Je ne sais pas si se décrit là un amour communiste-anarchiste, mais le style de l’amour pourrait être ainsi qualifié.

    1. Qu’est ce qui t’a amené à un texte compressé ? Comme ça je me dis que c’est pour mieux rendre compte du temps qui passe vite et pour donner du rythme au quotidien mais il y a probablement autre chose.

      1. Je peux rendre compte de beaucoup de choix formels de ce livre, mais sur sa brièveté je suis moins disert. Je ne peux pas vraiment expliquer pourquoi ce livre m’est d’emblée apparu bref. Peut-être parce que j’avais en tête une écriture elliptique qui, par nature, écourte les récits.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Back To Top
%d blogueurs aiment cette page :