Il faut distinguer la genèse passive et la genèse active. La genèse passive précède…

DIALOGUE SUR MA CRUAUTÉ
La critique littéraire pourrait servir à aider les écrivain-e-s à travailler. Elle pourrait prolonger leur réflexion sur le livre en question, alimenter leur réflexion sur le livre à venir.
Elle pourrait donner à penser.
Le fait-elle?
Sur Ma cruauté, elle l’a peu fait. Pour diverses raisons, dont la plupart ne le concernent en rien, ce roman qui s’est légèrement moins vendu que le dernier Sylvain Tesson, a été peu commenté.
Quelques lecteurs ont pallié ce presque vide, parmi lesquels A., que je connais depuis cinq ou six ans ans. Il m’a dit récemment son envie de me livrer par écrit ses notes de lecture. Ne te gêne pas, lui ai-je dit. Sur ce roman tu as un boulevard.
Il m’a autorisé à restituer ici lesdites notes, en y ajoutant les réflexions qu’elles m’ont inspirées, les clarifications qu’elles m’autorisent – y compris à mes propres yeux.
Je n’ai pas retiré les quelques tournures élogieuses. D’abord parce que c’est toujours bon à prendre, ensuite parce qu’il est toujours intéressant de voir ce qui dans un livre suscite une adhésion, et ce qui en suscite moins. Surtout à propos d’un roman qui a plutôt divisé sa communauté lectorale, les uns le plaçant très haut dans l’histoire du ski alpin, les autres moins haut qu’un iguane. Sans compter les 54% de Français qui ne l’ont pas lu, et qui peuvent donc sans scrupule ignorer les lignes qui suivent.
A. commence ainsi :
La rumeur sur la tumeur de Thibaud : super fort. Tu es tellement bon pour dépeindre ces situations ambiguës, louches, ces noeuds d’affects et de stratégies dont on peut tirer mille fils. Pour moi ces dix pages donnent le La de ta ‘méthode’, qui court sur tout le roman : tu procèdes par couches affectives, tu empiles les niveaux psychologiques sans les annuler. C’est d’une minutie sidérante.
Tu livres comme ça au moins une quinzaine de scènes captivantes ; je ne sais pas comment tu t’es débrouillé pour constituer ce chapelet de situations ‘épaisses’ qui s’enchaînent en toute fluidité, une scène en appelant une autre : le colloque -> la conversation avec Sintange -> le récit par Marianne etc.
F : Un récit fictionnel ça sert à quoi? Avant tout à produire des situations que le réel ne donne pas (même s’il est évidemment toujours le fournisseur de matière première). Depuis quatre ou cinq romans je fonctionne comme ça : il me faut d’abord une trame, et cette trame est validée si je sens qu’elle est productrice de situations nouées.
Il n’est pas fréquent que l’ouverture du roman, la situation Mercier, ait été saluée. Alors que je croyais avoir proposé une entrée en matière prenante, a minima engageante, j’entendais ici et là que que cette ouverture était une difficulté à franchir, comme on dit dans une étape pyrénéenne du Tour, et qu’il aurait été profitable au lecteur et au livre, que j’en vienne directement au fait.
C’était quoi le « fait? » : c’était le coeur du récit, la fac, l’affaire Sintange, etc. Mais précisément la figure centrale de ce livre était le biais. De même que Paul allait attaquer Jacques en crabe, le livre allait prendre son « sujet » social en crabe. Le biais, c’est aussi la diagonale. La diagonale entre pour et contre. C’est la façon de faire de la littérature.
Il s’agissait aussi d’inscrire les stigmates du contemporain (MeToo, la cancel culture, le néo-féminisme, la focale sur les VSS) dans un mouvement général propre à la fiction, et peut-être une problématique générale balisée par trois repères : le rire (déplacé), Juliette, la cruauté. L’inscrire dans une généalogie : celle de la cruauté du narrateur.
Je m’astreignais à mener tout ça de front – sous aucune autre injonction que la mienne. Toute l’industrie a consisté ici à faire tenir tout ça ensemble, et d’un même trait. D’où ce roman non chapitré ; tout devait se confondre avec tout.
Je ne pouvais pas ne pas commencer par l’affaire Thibaud Mercier, par la rumeur-tumeur, puisque le premier rire se situe là, et qu’il fallait que ce premier rire déplacé soit précoce. Ne pas laisser croire que Paul DEVIENT cruel. Il se révèle cruel, ce qui est différent. Paul est révélé à lui même. Il devient le cruel qu’il est. Il rattrape la cruauté toujours-déjà présente en lui, comme une potentialité sous-actualisée. Il y colle enfin, à 33 ans. Il fusionne avec Omar.
A : “mes larmes moins spontanées que sincères” : j’adore
F : Mais presque trop dense. A la limite de la compression.
En tout cas on songe à nouveau aux larmes de Jonathann Daval. À ses larmes fausses et vraies. Dans le cours ordinaire de la matière, et pour inverser Debord, le faux est toujours un moment du vrai – ou une facture spécifique du vrai. Sans doute que le pari de la fiction se soutient de cette conviction que ce faux là, celui que j’édifie (Omar n’existe pas, Juliette et Justine non plus, je n’ai jamais été prof de fac, tout ici est pure fiction ou réel remanufacturé) est un moyen non négligeable de produire du vrai. On pourrait dire ça, au risque d’être schématique : le documentaire saisit le vrai, la fiction produit le vrai.
Ici comme ailleurs, il faut renverser la logique spontanée : l’actuelle et sans doute définitive déshérence de la fiction dans la littérature (vois les têtes de gondole : Michon Houellebecq Carrère Vuillard Aubenas) ne signifie pas une demande du vrai, mais peut-être une moindre détermination à l’atteindre. Je me demande souvent pourquoi je persiste dans la fiction. A cette obstination perdante, il y a bien des réponses mais d’abord je crois que c’est une modalité, paradoxale, de ma passion du vrai.
A : »et c’est d’un pas alerte que je m’en vais réchauffer mon plat au micro ondes” (p50) ça m’a fait bcp marrer, la conservation du “je”, ça crée un effet bizarre, assez echenozien : drôle par décalage de la conjugaison
F : Bien vu. Bien entendu. Grâce à toi j’entends à mon tour la petite nuance échenozienne dans cette fantaisie narrative. La phrase qui fait un pas de coté.
A : Le rire dont tu parles, je ne l’ai jamais éprouvé. Est ce une invention littéraire de ta part, comme une synthèse de ta méthode littéraire (l’enquête psychologique à multiples fonds) ? (J’ajoute en fin de lecture que je reste réservé sur la révélation finale, le rire comme hommage à la vie. Certaines phrases de la fin du roman me semblent un peu trop ouvertes, obscures, mais ‘pour le coup’ (italiques) je désirais que ce rire reste ouvert. Qu’il reste indécidable dans son statut d’invention littéraire (j’ai une hypothèse : tu l’avais déjà laissé ouvert dans La blessure, tu voulais faire autre chose).
F : Tu situes bien les choses : la première phrase du roman est évidemment (j’adore dire évidemment quand ça n’est évident pour personne) un écho à la première phrase de La blessure la vraie.
Plus ça va et plus j’éprouve qu’écrire c’est toujours reprendre. Reprendre un chantier. Ma cruauté reprend le chantier que La blessure se contentait d’ouvrir. La blessure mentionnait ce rire, à quoi tout le récit aboutissait, sans l’expliquer. C’est le rire de La blessure qui était « littéraire », qui relevait de l’idée, d’une sorte de métaphysique, et peut-être aussi d’une pose stylistique, d’une pose tout court. Je décrétais le rire englobant mais sans le spécifier. Avec Ma cruauté, j’entends incarner ce rire, l’appréhender comme une réelle expérience du corps, en comprendre le mécanisme. C’est un livre prêt à faire le boulot que La blessure s’autorisait gracieusement à ne pas faire : dire la vérité de ce rire.
Tu aurais voulu que ce rire reste « ouvert », le roman veut l’inverse : y aller vraiment, et régler le problème. Etudier sérieusement ce phénomène physique bien mystérieux si on s’y arrête : un éclat de rire là où personne n’éclaterait de rire. Expérience que j’ai vécue à plusieurs moments de ma vie vécue, dont les épisodes Mercier et Suzanne sont des réécritures fictionnelles. Dans la vraie vie de moi même en personne, le rire était plutôt survenu en apprenant qu’une camarade d’hypokhâgne n’était pas atteinte de la tumeur dont elle nous avait assuré être atteinte, nous mettant tous aux petits soins pendant six mois. Et aussi un jour de lycée où une sorte de Suzanne me signifia que nous n’allions pas continuer l’aventure. Et aussi un jour antérieur où la voiture familiale avait été volée au bord d’une plage italienne – grande jubilation à ce moment, pourquoi?
Ce type d’expérience paradoxale se rejoue, à un degré moindre, dans l’art, où s’inversent les coordonnées affectives courantes, où je jouis d’un drame, où je m’exalte d’une tragédie, où le bien nommé Voyage au bout de la nuit, ou le mal nommé Voyage au bout de l’enfer, me rendent heureux.
Ma cruauté est une enquête sur un rire. Elle procède méthodiquement, envisageant puis balayant des pistes (le sardonisme cynique, incarné par D’Arcis, le masochisme) avant d’arriver à une conclusion : le « rire Mercier », le « rire Suzanne », le rire en sortant de l’hôtel où Paul vient d’apprendre qu’il est piégé, salue un surcroit de vie. Le drame – y compris si on en est la victime comme Paul- est un surcroit de vie. Ce rire est vitaliste.
Ce qui se décline et s’approxime alors dans tout le livre, c’est un rapport vitaliste au monde, qui est indissociablement un rapport esthétique au monde : ce qui m’arrive là est moralement pénible, sentimentalement douloureux, mais j’en jubile en tant que cela ajoute un chapitre IMPAYABLE à l’impayable roman de la vie. Et cette jubilation s’extrapole en rire.
Par le biais esthétique je peux m’exalter de ma défaite, de ma déconvenue, de mon ridicule. Paul le dindon de la farce oublie le dindon et rit de la farce. C’est une faculté. C’est une puissance. Cette puissance était là en lui dès l’enfance – le crabe yeux dans les yeux, le rire Mercier- mais son éducation humaniste l’a recouverte. Omar vient la révéler à elle même. Omar vient révéler Paul à sa force.
La fin de ce roman me laisse insatisfait, voire mécontent, et peut être que ce tour conclusif – la clé de l’énigme du rire livrée en toute transparence- participe de mon insatisfaction. Mais je trouvais que de telles vues méritaient d’être restituées.
A: La scène entre Marianne et Sintange est redoutable, l’une des meilleures que tu aies écrite, ça me semble être le pilier du roman autour de quoi tout vient s’enrouler. Tu te donnes un très bon dispositif pour pouvoir explorer des énoncés aussi explosifs et abyssaux que “quelque part Marianne l’avait un peu cherché” (même dans une conversation avec des amis pourtant proches, j’ai de plus en plus de mal à m’autoriser une réelle discussion sur ces phrases). A mon avis ce dispositif imparable tient à deux choses : d’abord à ce fonctionnement par couches dont je parlais, et qui permet non pas d’atténuer ce type d’énoncés mais de le mettre en regard avec d’autres, d’en dégager la part de vérité sans y plonger tête la première; et aussi parce que tu as déposé le personnage de D’Arcis, qui vient comme exorciser les mauvaises interprétations que l’on pourrait faire du personnage de Paul. Paul n’est pas le réac D’Arcis puisqu’il est Paul comme c’est écrit noir sur blanc.
F :Tu as raison, D’Arcis c’est aussi ça. L’incarnation d’une manière réactionnaire d’appréhender le moment Metoo et plus généralement le féminisme contemporain. Lui mettre sur le dos toutes les phrases réacs sur le phénomène me permettait bien sûr de m’en débarrasser, de m’en dédouaner, tout en maintenant ces phrases et en escomptant que le livre s’en trouve meilleur – perversité incurable de la littérature.
« La tête la première », c’est très exactement ce que je voulais éviter. Avec ces histoires indémerdables, on voit bien que la sagesse de base est de prendre un peu de distance (c’est dire par exemple ne pas s’empresser de commenter telle ou telle affaire). Tant de gens se jettent la tête la première – pour crier à la décadence comme D’Arcis, ou pour participer allègrement au grand nettoyage. Réacs patriarcaux contre nouveaux convertis fanatiques, beau tableau. Or de ce tableau désastreux il m’apparait, rapport esthétique au monde oblige, qu’il y a possibilité et nécessité de s’amuser. Cette séquence aussi nécessaire que merdeuse est idéale pour féconder un livre.
La littérature est la mieux placée pour restituer les situations Metoo dans leur complexité, au premier chef parce qu’elle n’a pas à s’encombrer d’avoir un avis, de délivrer un verdict tranchant – comme y sont obligés les parties prenantes, les coupables, les victimes, les flics, les juges, les militants. Grande vertu de la littérature : on peut penser quelque chose sans avoir à en penser quelque chose. Comment la littérature pense? A fleur du réel. A fleur des situations. En les détaillant, comme j’essaie de détailler l’après-midi de Marianne chez Sintange puis la suite, ce saint ange.
A : Tu restitues parfaitement le type d’humour, la tournure d’esprit de cette race à laquelle appartient Sintange (« la democratie d’accord mais pas le week end ») J’adore, dans cette scène entre Sintange et Marianne, le glissement dans les termes : la belle réussite devient le bonheur qui devient les enfants de l’amour… Tu fais sonner les mots d’une manière qui les rend obscènes, déplacés (« liseuse »). Sintange je le vois parfaitement faire ; les allusions en trompe l’oeil, qu’on entend sans entendre.
(« on devrait tout faire à l’ancienne, d’ailleurs on ne dit jamais à la moderne » : mot d’esprit très crédible dans sa bouche, intelligent sans l’être)
Un geste en appelle l’autre, comme un mot en appelle l’autre dans une mécanique toute rodée. C’est dégueulasse et ‘jouissif’ (en italiques).
Tu fais éprouver (et donc tu rends justice à) ce sentiment d’absence à soi qui traverse Marianne, née à sa naissance plus cinq secondes. Tu fais éprouver ce décalage dont tant de victimes témoignent et qui m’est étranger en bon mâle non-agressé que je suis.
L’idée que l’abus n’est pas produit par un geste de rupture, mais par un collier de petits écarts.
Et puis prendre la main : c’est un geste qui re-qualifie la situation, un point de bascule, mais un peu indécidable. Le geste de trop est un geste que l’on se décider à qualifier “de trop”, comme le portable allumé de l’élève que le professeur décide ou pas de sanctionner d’irrégularité. Il y a indécidabilité, et pourtant tu tiens toujours la ligne de crête (j’ai souvent pensé à cette expression ‘ligne de crête’ en lisant ce roman).
J’aurais enlevé : « dans leur échange chaque mot en exprime un autre », on le sentait déjà, mais j’aime l’exemple que tu donnes: « croissant dit croissant mais exprime autre chose » : tu fais un pas de plus, tu prends le mot le plus banal des lignes précédentes).
F : Oui, on devrait toujours ravaler les énoncés généraux, et ne garder que le concret. Virer « chaque mot en exprime un autre » et garder le croissant. En général j’y veille. Mais là c’est Paul le lettré qui me pousse aux redondances. Je décline toute responsabilité.
Je fréquente peu de Sintange mais on en croise beaucoup. Hommes de pouvoir, habiles, charmeurs, toujours dominateurs. Avec cet aplomb qui tient à une absence totale de sens du ridicule. Je crois que Sintange est à peu près tout ce que je me suis efforcé de ne pas devenir socialement, alors que quelques données sociologiques m’y disposaient. Je pense qu’il y avait en moi, en tant qu’homme, en tant que potentiel universitaire, en tant que lettré, en tant que chair à Science Po, un possible devenir-Sintange. D’où, peut être, que je le comprenne si bien. On n’écrit jamais sur les affects des autres qu’en allant chercher en soi une modalité affective approchante – on les abrite toutes. Tu veux narrer une rivalité teintée de jalousie de champ? Regarde le jaloux de champ que tu es par moments, te réjouissant de l’insuccès d’un écrivain rival, ou pestant contre son succès. Tu veux restituer les textos harceleurs de Sintange à Marianne? Souviens toi de certaines de tes correspondances sexualisés. Etc etc.
Tous les affects traversent, à un moment ou un autre, le hall de gare que je suis. Il suffit de les attraper au vol.
A : Magnifique personnage de Marianne. C’est un profil de femme que je connais mal, mais qui existe totalement dans ma tête désormais. J’adore : « écrivaines – féminisation du mot à laquelle elle ne s’était résolue qu’en réponse dialectique aux jappements réactionnaires qu’elle suscitait ». Y a tout elle dans cette phrase. J’aime ces phrases à multiples fonds, tu es le seigneur-crabe des multiples fonds.
C’est beau que l’intelligence de Marianne l’affaiblisse (l’intelligence comme partie morte en nous).
Sintange assuré dans ses reparties, Marianne étouffée ; il se nourrit de son embarras. C’est très cruel. Rapport de puissances. Régulièrement les personnages sont dépossédés de leurs moyens (je crois que l’expression revient plusieurs fois : ‘perdre ses moyens’) par un nouvel agencement de forces. Dans Molécules ton modèle de description des affects était la particule (le point), ici je dirais que c’est la force (la flèche).
Le fait que Sintange change brutalement quand il n’obtient pas ce qu’il veut, ça me fait penser à ce que dit Lordon sur les institutions : un homme en uniforme, c’est l’homme + tout le pouvoir de l’institution derrière lui. Sintange est doux, mais il est destructeur en dernier ressort. Redoutable encore
F. Tu dis mieux que je n’aurais dit. Le point et la flèche, ça va me rester. La particule et la force, je ne comprends pas encore très bien, mais c’est justement cette zone d’incompréhension qui va faire que ça me restera.
Pour le coup, des Marianne j’en ai beaucoup croisé. Question de génération je pense : tu as vingt ans de moins que moi et, de fait, ce psycho-philo-type se retrouve dans la génération de ma mère. Un féminisme Beauvoir, en somme, qui envisage la virilité comme une sorte de sceptre à s’approprier. La génération de de mes meilleures amies aussi, c’est à dire la mienne. Le mot clé en est la notion de victime : notion repoussoir quoique nécessaire. Le mot victime crée une crispation chez ces femmes soucieuses de s’émanciper (de s’émanciper du statut de victime). J’ai aussi effleuré cette crispation dans Notre Joie et j’y reviens dans un prochain livre. Elle est un noeud, c’est à dire à la fois une complication politique et un cadeau pour la littérature.
A : Par contre j’ai du mal à comprendre le harcèlement de Jacques par sms : ces gens là, habiles dans leur pouvoir comme l’ai Jacques, ne laissent pas de trace (mon propriétaire m’appelle plutôt qu’il ne m’écrit quand il veut proférer des menaces illégales). Là il me semble qu’il y a un petit forçage.
F : Tout à fait. Un léger forçage fictionnel, une mini entorse au vraisemblable, c’est le prix à payer pour cette petite partie de plaisir. C’est aussi ça la fiction : s’offrir des fêtes que le réel n’offre pas, car le réel n’est pas toujours à la hauteur de lui-même. Il ne tient pas toujours sa promesse. Il n’actualise pas toujours son potentiel (la fiction au fond ce serait ça : actualiser les possibles, qui savent dans la vie demeurent à l’état de possibilité. Le possible n’est pas l’exceptionnel, c’est juste ce qui pourrait avoir lieu et n’a pas lieu.
Je m’en serais voulu de me priver de la joie auto-érotique d’inventer ces textos obscènes ; d’être, pour un temps, le connard que je me garde d’être – que je n’ose être?- dans la vie.
Il y a d’ailleurs d’autres forçages dans le livre. Je sortais de lectures un peu classiques (genre Musil ou Nabokov) qui m’avaient rappelé que le grand roman piétine la vraisemblance à toutes les pages. Ça me frappe aussi dans les rares polars que je lis, et qui sont censés être un minimum rigoureux sur la trame. Tu parles. Donc je me disais : pourquoi se gêner? Si un moment est prometteur, écrivons le, en faisant fi d’une certaine vraisemblance comme font 80% des romanciers-ères
Cela dit, tout est toujours réintégrable à la sphère de la vraisemblance, et notamment grâce à la richesse IMPAYABLE de la psyché. Puisque tous les affects sont dans la nature, puisqu’il y a des mères infanticides et des serial killers qui se marient en prison, il devient possible que Sintange, homme du contrôle, carriériste clairvoyant sur ses intérêts, soit projeté hors du contrôle par le désir. D’autant qu’il a dans sa poche un petit objet de poche qui depuis vingt ans a considérablement réduit l’écart temporel entre la pulsion et sa réalisation. En d’autres temps – le dix-huitième siècle par exemple, mais aussi les années 80 – Sintange aurait rédigé une lettre d’insultes et-ou de suggestions sexuelles à Marianne ou Justine. Puis l’aurait déchirée avant de la poster. Marianne et Justine n’aurait jamais rien su des cochonneries que recèle le cerveau de Sintange. Avec le texto ou autres tuyaux, l’histoire s’écrit autrement. Qui résisterait à ça? On voit d’ailleurs pas mal de gens de pouvoir qui, aussi prudents voire paranos soient-ils, finissent par commettre l’erreur fatale. Il suffit de trois secondes. Trois secondes où la pulsion passe à travers les mailles. D’un certain point de vue – le point de vue du singe qui fait le cochon pendu- c’est assez réjouissant. Trois secondes de grâce.
Je pourrais aussi ajouter que le fameux « sentiment d’impunité » des gens de pouvoir, souvent absous de leurs exactions, doublé d’un sentiment de toute-puissance, crédite l’hypothèse d’un Sintange intimement convaincu que jamais ses victimes n’oseront contre-attaquer. Dans le cas de Marianne il a d’ailleurs complètement raison – puisqu’elle ne bouge qu’à son corps défendant, et sous la suggestion maligne de Paul.
A : Le livre est tout entier travaillé par la question de l’époque. Moi aussi c’est un mot qui me travaille (est-ce que ça a un sens ? ”Restituer l’époque”. ”Comprendre l’époque”. La ”singularité de l’époque”). Comme on ne peut pas manquer de voir dans ton roman une lecture personnelle de MeToo, Ma Cruauté semble être ton roman le plus inscrit dans le contemporain. Plusieurs fois en parlant de Metoo j’ai renvoyé à ton roman lorsque je butais sur des impasses théoriques que le temps de la conversation ne permettait pas de travailler avec rigueur. Je sais que ça faisait partie de ton projet, et globalement de ta vision de la littérature. Je me souviens de notre conversation au moment d’En guerre, où tu m’avais dis que les questions féministes contemporaines devenaient si inextricables que seule la littérature pouvait vraiment leur rendre justice (peut-être préparais-tu déjà ce roman, avant MeToo ?)
F : Oui c’était en 2018, et déjà le vieux projet d’un livre sur le rire et sur l’hégémonie du paradigme thérapeutique (voir plus loin) était en train de s’étoffer d’une épaisseur de récit qui accueillerait la vague féministe contemporaine et le lot d’affaires sulfureuses et indémêlables qu’elle charrie. Et puis je trouvais, et je continue à trouver que la littérature est parfaite pour, non pas résoudre des « impasses théoriques », mais les contourner en refusant précisément… la théorie. Ce qui est une impasse de la théorie n’est pas une impasse du réel. Dans le réel, les choses ont lieu. Une situation comme celle de l’oral sur Proust de Justine a lieu.
Je travaille en ce moment sur un livre qui aborde ces choses plus théoriquement et, sans surprise, c’est beaucoup plus difficile. La pure théorie n’aime pas l’indémêlable, la littérature adore ça. C’est pourquoi je me sens si leste dans le roman, et que la rédaction d’essais peut parfois me peser (beaucoup de moments heureux dans l’écriture de Histoire de ta bêtise, mais aussi des moments où ça coinçait, où l‘impératif de cohérence rabattait la joie.)
A : En même temps l’un des éléments qui semblerait le plus contemporain, le forum, n’est pas tout a fait une synthèse des réseaux sociaux contemporains ; c’est une créature un peu hybride. Les échanges me semblent très justes, dans leur registre, leurs thèmes, leurs humour, mais c’est aussi un retour à l’enfance d’internet : anonymat (le type d’échanges agaçants sur twitter que tu restitues, souvent, ne se fait pas entre personnes anonymes, ou du moins ce n’est pas une condition nécessaire, sauf pour les questions de harcèlement) et linéarité (alors que les réseaux sociaux fonctionnent sur des systèmes de hiérarchisation, de contenus ‘poussés’, approuvés, commentés, et d’autres invisibilités). Ton forum me semble moins une synthèse de l’Internet d’aujourd’hui comme je le pensais à la première lecture, qu’une fabrication hybride de ton cru. Et petite erreur : en 2020 on n’affiche plus les liens en bas de la vidéo comme le fait Justine ! On renvoie aux « liens d’affiliation » en description. Pour ton bonheur tu es déjà dépassé.
F : Autre forçage fictionnel. La vraisemblance du forum m’importait peu, même si j’ai consulté un ou deux potes plus assidus que moi dans ces espaces, et meilleurs connaisseurs de leurs modalités techniques. Je l’ai souvent éprouvé en bossant sur des scénarios : plus tu veux donner de gages de vraisemblance et plus tu offres des perches aux vérificateurs de vraisemblance. Autant faire simple et faire de ce Forum une sorte d’entité synthétique. Donc, « fabrication hybride de ton cru » est tout à fait juste. Cette hybridation étant une synthèse entre prises de gueule sur Facebook, fils twitter, débats de télé, tribunes dans les journaux.
M’importait aussi que tous ces moments de forum portent un enjeu narratif. Que ce ne soit pas des parenthèses documentaires. Ainsi la première immersion dans le Forum se trouve être aussi la première scène d’action du roman : Paul se glisse dans le brouhaha pour l’aiguiller vers Sintange et éperonner la vindicte. Ensuite, chaque nouvelle immersion correspond à une étape dans la dégringolade de Sintange. Ce qui recoupe « l’époque », dont on sait au moins que l’essentiel des faits publics y sont des faits de réseaux.
A : Ma fréquentation au long court de tes textes me donne certaines intuitions (sans doute fausses) sur des phrases que tu écris pour esquiver un élément qui te pose problème : « soyons littéraux soyons littéraire » : tu le dis à l’occasion d’un récit de récit (Paul qui raconte ce que Marianne raconte). Je me suis dit que tu étais embarrassé du dispositif (le récit au carré), toi tu veux en rester aux faits, tu réserves le commentaire du commentaire du commentaire au forum. « soyons littéraux soyons littéraire » me semble donc adressé au toi qui a écrit Notre Joie, et qui se dit à lui-même : dans ce récit au carré je tacherai paradoxalement de rester au ras de la situation d’origine.
F : Je ne me serais pas dit les choses de cette manière. Mais il est tout à fait juste que la difficulté propre de ce livre, le labeur qu’il a nécessité, et peut être la difficulté de sa lecture pour certains, tient aux diverses couches qu’il empile, et où se perd la littéralité que j’appellerais plutôt l’immanence.
Un récit plus immanent, sans « méta », sans la couche Juliette, sans la couche d’enquête sur le rire, aurait été plus facile à écrire, et plus digeste. Il aurait commencé par l’arrivée de Paul à la fac et les premières brimades de son supérieur, aurait fait 200 pages, se serait vendu à 50000 exemplaires, m’aurait payé une maison au Cap ferret. Au lieu de quoi ce sera un studio à Saint-Nazaire.
Mais d’une part il y avait cette volonté de fournir un effort totalisant – l’autobio, l’adresse à Juliette, le récit d’époque – que mon corps vieillissant ne pourra bientôt plus encaisser (il y faut une grande énergie, et une discipline dont on n’a pas idée), d’autre part il me paraissait intéressant d’inscrire les déconvenues de la fac dans le récit plus général d’un sujet pensant, Paul, trempé d’humanisme, de morale, et en cela vulnérable aux manoeuvres éhontées de Sintange.
Et puis le vrai objectif formel était celui-ci : un livre philosophant, emmené par un narrateur volontiers philosophant mais qui peu à peu allait en rabattre pour laisser parler les faits. Ainsi Paul finit par se taire, les 50 ou 75 dernières pages le voient emportés par les faits – et ravi de l’être, et ravi de ce ravissement.
A : « Devant les petites saloperies de Jacques, mon premier réflexe avait été autocritique » ha bon? mauvaise foi du narrateur? c’est un trait de caractère que je ne lui aurais pas attribué, en tout cas dans cette partie du roman (l’auto-culpabilisation me semble débarquer seulement au moment où Paul se confronte à sa sexualité).
F : Ce que j’appelle l’humanisme de Paul, et son extension universaliste, tient à son éducation que je décris dans les pages qui suivent le dénouement de l’affaire Mercier (pages sans doute mal placées du point de vue de la facilité d’accès du livre). Or précisément cette éducation, qui a sa noblesse (Marianne a essuyé la même), consiste à vous inculquer que vous êtes toujours pour une part responsable des malheurs du monde, se passeraient-ils à 12000 bornes. Une éducation à la responsabilité qui accoutume l’éduqué à se demander, sur n’importe quel sujet : en quoi suis-je autant du coté du problème que de la solution? Ceci étant posé, il n’est plus du tout exclu que Paul si bien éduqué ait pour premier réflexe, subissant les crasses de Jacques, de se dire qu’il s’est mal comporté. C’est la perversité de cette éducation civilisée : le « je » passe toujours en dernier. Et le brave Paul se demande s’il a peut-être effectivement péché par orgueil en prenant la lumière lors du colloque. C’est l’envers de la méritocratie humaniste, et du légitimiste : je mérite mes diplômes, je mérite mon poste éminent dans la société, mais je mérite peut être aussi le châtiment qu’on m’inflige. Marianne se dit pareil : si Jacques l’a prise d’assaut, c’est qu’elle a, comme on dit, laissé la porte ouverte.
Et c’est bien ce genre de scrupules que Paul va se résoudre à balayer en lançant sa vengeance. Puis découvrir la délectation de l’absence de scrupules – délectation dont son éducation l’avait privé, comme une éducation catholique stricte vous prive de masturbation.
A : Même si ça parcourt tous tes romans je trouve que Ma cruauté est celui dans lequel tu explores avec le plus d’acharnement tous les phénomènes de ‘mensonge à soi-même’, des pensées qu’on a sans les avoir, etc. C’est un problème classique en philo, mais la philo a tendance à le tuer en en faisant un problème logique. Ton roman fait partie des livres qui me convainquent que la littérature est plus apte à parler de ça, en étudiant les situations autour desquels ce genre de mensonge à soi se noue. Je pense que tu aurais pu enlever certaines formulations, il y en a beaucoup dans le roman. J’en ai noté quelques unes, qui ne sont pas équivalentes mais qui appuient peut-être un peu trop : « j’étais idiot en connaissance de cause” ; « il ne sent pas qu’il sent mais il sent” ; « j’en viens à réellement croire ce que je feins de croire” “si feinte il y a, Jacques en est le premier abusé » «elle n’a pas osé penser ce qu’elle pense ».
F : Ce florilège me navre. Il témoigne de deux choses.
1 de ce qu’il est parfois difficile, dans un texte long, de garder une vue d’ensemble, qui embrasse aussi tous les détails, et qui rende sensibles certaines redondances. Les repassages servent à ça, mais un repassage vraiment efficace consisterait à tout relire à la vitesse d’un lecteur, ce qui est impossible – puisqu’on ne cesse de s’arrêter pour retoucher tel ou tel bout de phrase. Je sors du dernier repassage d’un livre de 100 pages, c’est beaucoup plus simple.
2 de ce que le mensonge à soi est, comme tu l’entrevois, une sorte d’élément fixe de mon travail depuis le début. Comment on s’échappe à soi-même. Dès Jouer juste il y avait une échappée, où le narrateur, littéralement, s’échappait, échappait à soi. Bergougnioux identifie cette donne comme étant au centre de l’art de Faulkner, et je crois bien que c’est d’abord ça qui à 20 ans m’avait frappé et plu dans ses romans : des personnages qui, littéralement, ne savent pas ce qu’ils font. Des personnages qui courent après eux-mêmes. Avec leur conscience toujours à la traine.
Deux singes n’avait pas complètement raison mais pas complètement tort de dire qu’on ne change pas. On change le mixage des composantes, l’ordre de leur assemblage, mais le matériau de base, le gros oeuvre, est vite formé (reste à préciser ce « vite »).
Je te rejoins évidemment aussi sur la capacité élective de la littérature dans la restitution des faits affectifs. C’es à dire sa supériorité en psychologie. En psychologie, la littérature explose tout le monde.
A : « S’embraser comme pinède au coeur d’un été venteux » : beaucoup de comparaisons. Je l’ai souvent remarqué dans ton travail, ton talent pour les comparaisons évocatrices – surtout dans les essais – là tu pousses le vice, au diapason de ton personnage lettré.
F : Oui. À relire celle-ci, je me demande comment elle a pu survivre à quatre repassages.
A : Les “transitions” entre parties: essayant d’écrire moi même, pendant cette seconde lecture j’ai prêté beaucoup d’attention à la fabrication du texte, notamment l’usinage des transitions sans chapitrage (ne pas séparer le chapitre de la lionne et celui du gnou).
F : Comme dit plus haut, l’essentiel du travail a consisté à tuiler les trois plans (Juliette / récit de soi / récit Sintange-Marianne-Justine-Omar), mais aussi à tuiler les différents moments de la vie de Paul. L’acrobatie principale consistant à embrasser vingt ans (13 ans / 33 ans), et surtout à passer (crème) de la période Mercier à la prise de fonction de Paul à la fac, et ceci sans chapitre, sans saut de ligne, sans formules d’ellipses. Ce qui consiste, mine de rien, à escalader quinze ans (mais sans saut temporel formulé, donc). Une fois qu’on est parvenu à la période fac, tout est plus simple. Comme quand on s’engage sur une autoroute après une heure de départementale sinueuse et bosselée (comparaison de merde)
A : C’est un roman très tissé, complexe dans sa structure, ça me fait penser à de la dentelle. Ca me semble être ton roman le plus méticuleux dans sa construction, dans ses renvois, dans les ponts qu’il établit au fil du texte. Tu ne relâches jamais l’écriture. L’attention que tu consacres à chaque phrase se répercute chez moi et me rend à mon tour extrêmement attentif. Je me sens ‘tenu’ intellectuellement. Il m’arrivait de murmurer les phrases pour ne pas survoler un mot, pour ne rien oublier de leur densité. Il est rare que je fasse cela dans un roman. C’est un régime de lecture que je pratique davantage en philosophie, et pour moi c’est révélateur. Ce n’est pas un ‘roman philosophique’, mais il ya de la ‘philosophie littéraire’ dans ton bouquin, c’est-à-dire sans arguments ni concepts, mais le texte semble comme innervé par une modalité très philo de la pensée.
F: Une question me travaille depuis bien longtemps. Une question de dosage, de cuisine, de chimie : quel degré de densité peut souffrir un texte long? Je me perçois comme un romancier qui écrit plus dense que ce que le texte long peut souffrir. C’est mon problème intime. Qui se résoudrait si je consentais à écrire davantage de phrases quelconques. Une phrase qui dise ce qu’elle à à dire, qui fait ce qu’elle a à faire et basta. Une phrase comme « il ferma les volets et se coucha ».
Moi qui n’aime pas le lourd, il est possible que je charge trop. La barque nommée Ma Cruauté est lourde. Peut être cela tient il à cette dimension « philosophique » dans laquelle je donne très rarement dans les romans – sans doute parce que les essais et autres écrits plus théoriques la prennent en charge. L’exception que je m’accorde ici tient à Paul, mon premier narrateur lettré et qui ne s’en cache pas (celui de La Politesse, écrivain pourtant, s’en cachait, et gommait volontairement le littéraire en lui), et qui a l’incontinence analytique de sa position sociale. Mais tient aussi à l’explicitation, pour une fois, de mon arrière boutique nietzschéenne.
A : La liseuse de Fragonard, le sourire de la présidente pour montrer qu’elle connait ce tableau : j’aime bien qu’il y ait doute sur certaines interprétations du narrateur. N’est il pas en train de surinterpréter? Idem quand il dit « cette parfaite milleniale » pour parler de Justine : l’expression qu’il utilise n’est elle pas trop facile ? Je note ces deux moments où j’ai pris mes distances face au narrateur, et j’aime bien ces petites touches qui appellent contestation. Comme on est embarqué avec PAul, et parce qu’il est un redoutable analyste, ce doute vis à vis du narrateur est peu fréquent. Lorsqu’il se ment à lui-même ou qu’il interprète mal, il intègre cela, il le thématise, ce qui me conduit finalement à lui faire totalement confiance, à m’en remettre à lui ; je me dis que s’il se leurre, il le dira. J’en viens à perdre mon regard critique sur ce que dit le narrateur, parce qu’il est plus rapide que moi, il est supérieur à moi. Il n’est pas omniscient mais il est omni-analysant, ce qui lui donne une emprise sur le récit qui est un peu intimidante pour le lecteur. Personnellement j’adore être intimidé, j’adore admirer l’intelligence, mais je me demande si une partie des critiques sur le livre ne vient pas de ce sentiment d’avoir affaire à un narrateur massif, un narrateur+++ qu’il est difficile de prendre en défaut.
F : Je me le suis dit aussi. Que le narrateur, et en fait le livre, était intimidant (mais que penseraient les intimidés en lisant la Recherche? Quel autre mot plus fort qu’intimidés faudrait il inventer alors? Ecrasés?). Je suis comme toi, j’aime bien qu’un livre soit plus fort que moi. Quand je me sens plus fort qu’un livre, je m’ennuie, et c’est accablant pour le livre.
En tout cas, Paul est effectivement omni-analysant. Il le fallait, pour rendre encore plus tangible, et édifiante, sa perte – qui est un gain. Si un cerveau aussi lucide que celui-ci est capable de se faire embrouiller comme ça, alors décidément la pensée ne peut rien devant l’assaut des affects – c’est un peu comme envoyer Mike Tyson à un gorille pour prouver la force du gorille (comparaison de merde 2, avec un zestde racisme en supplément). Ou bien il faudrait s’aviser que Paul veut sa perte ; allant à l’hôtel, il sait. Il sait parfaitement ce qui l’attend. Son corps-cerveau sait. Et il y va de bon coeur. Littéralement, il court à sa perte. Littérairement.
A : Ce genre de bête à discours me fait penser au personnage de Léaud dans la Maman et la Putain : mais Léaud on le voit, il n’est pas tout à fait avec nous, en nous ; on peut le trouver rhéteur, pathétique. Ici c’est plus compliqué. Je ne trouve jamais Paul pathétique, même dans ses manigances, il est perpétuellement sauvé par son intelligence et sa lucidité.
F : « Sauvé par son intelligence » est ce que je disais du Romain de En Guerre, que je trouvais injustement jugé par les lecteurs – au profit unanime de Louisa. Ou plutôt : sauvé par sa lucidité. Romain est empêché mais au moins il est lucide sur ses empêchements. Mais il semble que ça ne soit apparu qu’à moi – comme il n’est apparu qu’à moi que le narrateur d’Un enlèvement, unanimement jugé insauvable (ce qui est peut être à mettre au discrédit du roman), était sauvé par son trouble, par son désordre intérieur, par sa vie affective qui débordait largement sa vie sociale performante et balisée.
J’en ai déduit que, dans ma hiérarchie des valeurs (au sens nietzschéen), je mets la lucidité à un niveau bien supérieur à celui où la mettent mes semblables – de même que je mets très très bas son contraire, ce que j’appelle malhonnêteté intellectuelle, et qui mériterait un autre nom.
A : Je vois se dessiner de livre en livre (notamment avec En guerre) une érotique personnelle qui me parle et m’enchante ; une érotique du populaire. Et l’impossibilité pour tes personnages d’hommes urbains (blancs) de s’y adonner complètement, sans ironie. Une forme de mélancolie d’être aliéné vis à vis de ses propres fantasmes.
On le voit à la manière dont tu dépeins Justine, qui est décrite à la fois comme une femme d’un autre monde (celui du contemporain, de YouTube, du spectacle) et qui incarne paradoxalement un rapport vrai, sans détour, au sexe. J’aime qu’elle reprenne si vite son téléphone, sans langueur, sans simulation de langueur. Paul la dit sotte mais tu la décris avec tendresse. J’aime cette tendresse un peu suspecte.
F : Ce mot « sotte » lui vient malgré lui. Il en sait la violence, et aussi la désuétude. « Sotte » c’est un mot de littérature masculine d’antan. « Sotte » c’est le D’Arcis en lui qui le prononce. Et de fait, selon certains critères pas complètement caducs, Justine est sotte. Justine ne comprendra jamais la littérature qu’elle s’échine à étudier – et qu’elle ne tardera plus à délaisser, ses tutos littéraires devenant très naturellement des tutos maquillage. Mais Paul n’est pas D’Arcis. Il y en a lui d’autres dispositions, qui le rendent disponible à la puissance de Justine, que tu décris bien. Et qui est peut être une nouvelle modalité de la puissance populaire, celle autour de laquelle nombre de mes livres tournent en effet (La grosse de Dans la diagonale, Joe dans la Blessure la vraie, Louisa dans En guerre, l’infirmière Isabelle, l’ouvrière de Wonder, les femmes de La grande histoire, la mère du Lien, etc)
A : “l’anonymat qui puait la veulerie était un facilitateur de courage” j’y vois un écho à l’Art de la Révolte de Lagasnerie.
F : Lagasnerie peut-être, et plus surement de l’observation qu’en bien des cas, l’anonymat permet des surrections sociales. Il reste que les deux pôles de cette phrase doivent être maintenus ensemble : veulerie et courage.
A : « Je préfère tout au mépris de Justine » : le fait que le rapport de force soit tant en faveur de Justine est subtilement polémique : dans le lit l’étudiante écrase le professeur.
F : Oui! Je n’invente rien, d’ailleurs. C’est un topos de la littérature, du cinéma : le dominant social mis à terre ; mis à terre par le désir. Le désir comme vecteur possible de renversement des valeurs. Le désir qui affole les coordonnées sociales, comme nulle autre force ne peut le faire. Anarchisme du désir. La nouveauté par rapport au topos est qu’ici Paul est ravi de ce renversement. Il est joyeusement renversé. Il en rit de joie. En aucun cas c’est une perdition – comme dans l’Ennui de Moravia, ou dans Mort à Venise. C’est un gain.
A : La face mort-vivante de l’art : la solution de refuge pour les moins vivants, qui préfèrent la pomme peinte à la pomme croquée. « c’est à cette épreuve, à ce test de chair que je coupe court ».
On a tendance à dire que l’art offre un surplus de vie, et j’aime que tu troubles cette idée en en montrant la part négatrice (ressentimentale ?)
F : Oui il est bon de ressaisir l’ambivalence de l’art. Je crie sur les toits que l’art augmente la vie, mais il est tout aussi vrai qu’il la réduit. Ce que je pointe là est très concret. M’adonnant à l’art – comme récepteur ou producteur -, je me branche sur des vies qui ne sont pas la mienne, j’augmente mon champ de perception, etc, c’est entendu, mais dans le même temps je me retranche, me retire, me replie. Cependant l’honneur de l’art est sauf, et peut être sa paradoxale suprématie, parce que c’est l’art qui a le plus clairement établi cette misère de l’art – et aussi sa vanité. L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art, dit la formule célèbre. J’aime bien corriger en : il n’y a que l’art pour donner la juste mesure de la supériorité de la vie sur l’art.
A: Et puis il y a la question des italiques. J’aime l’aspect ludique que ça apporte au roman : utilisé-je ce mot ? En quoi est-il d’époque ? N’y a t-il pas des mots d’époque que tu n’as PAS mis en italiques ? (“tiers lieu” “décompenser” “sortir de sa zone de confort” “sapiosexuel” “symbole fort”) Tout ça est très amusant pour le lecteur. Ces italiques me poussent en permanence à me situer par rapport à ces mots. Par ailleurs je partage avec toi ce petit jeu du repérage et de la datation des mots d’époque : mais je me rends compte aussi que j’en utilise, et les raye de mon vocabulaire une fois ces mots identifiés (j’ai du dire “cocher toutes les cases” au moins 5 ou 6 fois dans ma vie avant qu’un camarade ne s’en moque, et que je raye honteusement cette expression de mon vocabulaire)
Mais ces italiques sont aussi ce qui m’a posé le plus problème. Ton roman est traversé par l’idée que l’on sépare ce qu’on devrait joindre, et là, dans ton domaine qui est le tien, celui de la langue, tu sépares radicalement. Il y a les mots de l’époque et ceux, anoblis par les âges, du narrateur. En mettant les italiques tu tires un trait d’égalité entre “mots d’époque” et ‘’mots des autres’’, ce qui écrase un peu les personnages, qui sont déjà en position de faiblesse dans ton dispositif monologique.
Peut-être qu’un parti pris formel aussi massif aurait mérité d’y adjoindre une enquête à part entière. Paul ne se prend-il jamais, comme moi, la main dans le sac à utiliser des mots d’époque ? Comment ces mots circulent-ils ? Qui les fait exister ? Pourquoi marchent-ils autant ? Tu fais le travail pour les mots de psychologie de Juliette, mais le champ des mots que tu épingles est plus vaste que ça.
J’ai repéré que des mots en italiques n’appartenaient pas vraiment à ce registre ultra-contemporain (masculingue, fêtes galantes), et c’est peut être une manière pour toi de troubler ce partage, mais ça ne me semble pas suffisant pour lever ce coté un peu écrasant.
F : « Ton roman est traversé par l’idée que l’on sépare ce qu’on devrait joindre ». Oui, et c’est au nom de cette idée, au nom de l’horizontalité démocratique que la littérature dispose si bien, que j’ai résisté aux italiques pendant vingt ans et autant de livres. Je l’avais même théorisé dans l’Antimanuel : l’italique introduit une distinction là où précisément il faut tout mettre sur le même plan. Et puis j’ai craqué dans Notre joie. J’ai craqué parce que les italiques facilitaient la tache difficile de ce livre. Ils permettaient de citer sans alourdir le texte de formule du genre « comme nous le dit Alain Badiou » ; ils permettaient de marquer une ironie, ou une intensité particulière sur certaines expressions. Une fois qu’on a gouté à cette facilité, difficile de s’en passer. Un peu comme revenir au chéquier après avoir connu le sans contact – comparaison de merde 3.
Comme j’écris en alternance Notre joie (commencé automne 2019) et Ma cruauté (commencé en décembre 2019), Ma cruauté va naturellement profiter ou subir ce honteux ralliement aux italiques. Ce qui tombe bien, puisque le roman prétend recueillir certaine cacophonie contemporaine.
Sauf que, comme tu le perçois bien, les italiques créent autant de problèmes qu’ils en résolvent. D’abord la confusion d’usages disjoints, entre italiques de distance (c’est pas moi qui parle, c’est l’époque) et italiques d’insistance (très courant dans les productions intellectuelle – par exemple mon recueillir d’il y a trois lignes). Ensuite l’arbitraire : pourquoi des italiques sur ce mot-ci et pas ce mot-là, puisqu’au fond tous les mots sont des productions sociales que j’emprunte. Il faudrait mettre de l’italique partout ou jamais.
Du coup, j’ai pas mal ramé, et laissé quelques approximations en connaissance de cause. Je me suis dit que ça passerait. Pour une fois je pariais non sur l’attention mais sur l’inattention du lecteur. C’était mal te connaitre.
F : Ça m’a souvent été dit. Soit j’ai raison contre tout le monde (ce que je n’exclus pas), soit il y a du vrai là-dedans.
Bon, d’abord, « essai », je ne crois pas. Ou alors dans la facture très subjective et littéraire qui est celle… de mes essais. Certes Juliette ne parle pas, ne répond pas, elle existe à peine dans la situation artificielle posée dès le départ (il est venu chez elle déposer un cadavre, ce qu’on ne voit que dans les mauvais polars et les bons livres), mais elle est tout de même assez incarnée. D’abord parce qu’elle et Paul ont eu une histoire ensemble douze ans plus tôt, ensuite parce que Juliette est caractérisée – études, profession, Kundera, Klimt, vie sentimentale, axiomes moraux, etc. Mais certes elle est caractérisée assez strictement. Juliette est donc un sociotype. Ou plutôt un psychosociotype. Juliette devient même l’emblème d’un agent social dominant, d’un appareil idéologique : la psychothérapie – et le paradigme psychologique qui la soutient. Juliette fusionne psychologie et psychothérapie – alors que la psychologie pratiquée dans la littérature n’a aucune visée thérapeutique, elle s’engouffre même volontiers dans l’incurable.
Je peux défendre le silence que j’impose à Juliette de deux manières :
-ce genre de situation locutoire est très courant dans la littérature. C’est un artifice, une convention. On en trouvera beaucoup chez Diderot, figure tutélaire. La lettre qu’écrit sa « religieuse » est une lettre impossible. L’histoire du roman est empli de manuscrits retrouvés miraculeusement par un renard, de situations d’énonciations farfelues, etc. Je voulais rendre avec cette licence du roman classique.
-je cultive, dans le roman et surtout au théâtre, un relatif équilibre des positions théoriques – un peu moins dans l’essai il est vrai. Si je m’autorise ici cette entorse à mon admirable oecuménisme, c’est que, comme dit par Paul, Juliette est une dominante. Juliette est en position de faiblesse dans le roman mais en position de force dans la société. Juliette a gagné. Juliette est partout, son idéologie de la résilience est celle du pouvoir, du management, du dispositif médico-social. Juliette m’a expulsé des librairies, elle me marginalise et me paupérise dans le champ culturel, elle est en train de saboter l’art de l’intérieur, en y imposant un rapport non esthétique aux oeuvres, ce qui est un comble. Je peux donc m’autoriser, dans cette brève parenthèse livresque, dans cette toute petite niche inaperçue, à lui rabattre le caquet, et à faire entendre ce que sa religion recouvre et occulte, comme certaine morale dite chrétienne occulte la vitalité païenne : la pensée cruelle, la pensée à cru.
Par ailleurs je prête à Juliette un certain courage. Juliette est d’abord celle que Paul a aimée, parce qu’elle était admirable – c’était l’époque des équations humanistes où Paul pensait qu’aimer et admirer étaient une même chose.
Mais c’est vrai que je suis injuste avec elle. Au nom d’une justesse supérieure, mais injuste.
Cette injustice est peut être accordée à un livre dont le narrateur Paul apprend aussi, lui si soucieux de justice, les joies de l’injustice : la subir (joie d’être floué), la commettre (joie de balancer la meute aux trousses de Sintange). La cruauté c’est les deux. L’une sans l’autre cela s’appelle du sadisme et Paul ne mange pas de ce pain là (par faiblesse autant que largesse, car le sadisme c’est restrictif). L’une ne formera une oeuvre d’art qu’entrelacée avec l’autre, comme lionne avec gnou.
Merci François de poster ces échanges. À la sortie du livre j’avais été frustrée de ne pas t’entendre en parler davantage.
C’est intéressant aussi de connaître ce qui te plaît moins dans le livre (des tournures de phrases ou la résolution de l’énigme du rire).
Un grand merci à A pour ses remarques. Si la critique littéraire peut aider un écrivain à travailler, elle aide aussi le lecteur à mieux lire. J’émets le souhait que vous fassiez la même chose pour le prochain roman.
Je le suggérerai à A. Encore faut il que ce roman l’inspire.
Ce n’est pas tant la résolution sur le rire qui me laisse insatisfait, au contraire j’aime sa résolution théorique, mais le mouvement final.
J’ai du mal à faire la distinction entre résolution théorique et mouvement final.
J’aime beaucoup la fin de Ma cruauté. Ma préférée reste celle de Molécules, je la trouvais douce et poétique, je m’y sentais bien. Celle de La blessure est surprenante, elle est grandiose, joyeuse. Celle de Ma cruauté je la trouve plus mystique donc plus mystérieuse pour moi. Elle ne s’oublie pas. Alors que souvent les fins de roman sont ce que j’oublie le plus vite.
A, si tu nous lis, s’il te plaît, sois inspiré par le prochain roman.
oui l’échange est très passionnant. J’avais eu cette idée qu’il faudrait te faire parler sur tes anciens romans aussi. Si A voulait mener l’entretien ça serait fantastique ! (mais peut-être que se genre d’échange n’est possible qu’à l’écrit ?)
Oui peut être bien que celle de Molécules est la plus réussie, la plus irréprochable (de ce roman c’est plutot l’ouverture que je n’aime pas)
J’aime bien aussi celle d’Un enlèvement
Ah oui la fin d’Un enlèvement est réussie aussi.
La fin que j’aimais le moins était celle d’En guerre. J’ai changé d’avis en lisant Un enlèvement qui, en retrouvant Louisa, m’a amenée à accepter cette fin. Pour elle rien n’avait changé, tout avait continué.
Mais désolée, je digresse de Ma cruauté.
Je serais plutot dans l’esprit, désormais, de faire des fins sèches comme ça.
Je m’en excuse d’avance
Dans le prochain, arrête toi trois pages avant la fin.
Sûrement pas. Au contraire. Je suis quant à moi plutôt dans l’esprit de me laisser aller dans ce que tu proposes. Surtout si ça va à l’encontre de ce que je crois préférer.
j’ai un souvenir vif de l’ouverture de Molécules, se bazar foutraque qui commence sur un groupe qui part dans tous les sens où on ne comprend rien. Alors que j’ai un peu oublié la fin (je me souviens de ce qu’il se passe mais plus trop de la forme).
Et le début d’En guerre ! J’adore ces pages. Je me souviens les avoir lues et relues avant de pouvoir véritablement commencer le roman.
J’aime bien ce “foutraque” là. On est à l’HP, et c’est bien que ça commence par là.
Je parle de la première page, qu’il aurait fallu plus plate.
Dans mon souvenir imprécis, la première page vaut pour ce qui, je crois, est sa première phrase. Quelque chose comme “(dans cette position) le corps de Jeanne se convient”. J’aime beaucoup ce type de phrase où tu laisses un corps parler pour la personne qui l’habite, qu’il a son autonomie, son mouvement propre. Je ne dis pas qu’il y a une thèse à pondre là-dessus, mais mon esprit et mon corps se laissent choper par le “brouillard” évocatif de ta phrase.
Oui c’est très beau, merci pour ce rappel.
Passer par son corps, voire le traverser, c’est peut-être la façon la plus juste de parler d’un personnage.
Et de soi.
Dans une des premières gênes occasionnées, avait été évoquée (je ne sais plus si c’était en rigolant) la possibilité d’un épisode sur une oeuvre de François. Ces notes m’y refont penser. Je rejoins The Idiot : elles sont aussi utiles pour le lecteur. Merci beaucoup de les avoir publiées !
J’ai adoré Ma cruauté. Je l’ai trouvé d’une assez extraordinaire densité mais n’ai pas du tout ressentie celle-ci comme problématique, même si elle est conjuguée à une certaine longueur. Au contraire, j’ai eu justement l’impression, à côté de Paul, d’avoir le temps de me familiariser avec un langage et une certaine façon d’analyser, d’interpréter les situations, ce qui me permettait, à mesure que le texte avançait, de profiter davantage de ces situations disposées par le texte. J’avais écrit une critique sur senscritique pour élucider mon ressenti (https://www.senscritique.com/livre/ma_cruaute/critique/266492502). Après ces notes j’ai l’impression d’avoir égratigné la surface.
Désolé je n’avais pas vu ce texte. Et franchement je le regrette. Il est d’une grande intelligence. Il essaie vraiment de s’en tenir à la textualité. Tout en comprenant très bien ses opérations théoriques. “Une forme d’initiation tragique” : c’est vraiment très juste. Paul imprègne le pli tragique. Il reconnait le pli tragique.
J’ai tendance à oublier combien j’ai lu Gombrowicz, et combien ça m’a marqué. A te lire il m’apparait d’évidence que mon livre le plus empreint de lui c’est Ma cruauté. Cette façon de tourner autour du pot – mots pesés.
Coté Gene on avait envisagé d’en faire une sur mon docu Autonomes. Mais après tout ca pourrait s’envisager sur un roman. Peut etre faudrait il prendre un roman qui me laisse particulièrement insatisfait. Ou alors en relire un ancien, dans lequel je n’ai pas mis le nez depuis des lustres. Voir ce que ça fait. La blessure la vraie?
Je serais curieux de vous entendre sur Jouer juste ou Un enlèvement – tes deux romans qui me paraissent différer le plus des autres (mais je n’ai pas lu tous ceux des années 2000).
Merci de ton retour sur ma critique, ça fait plaisir d’être utile à l’auteur d’un livre qu’on a aimé. De mon côté j’espère que tu continueras de creuser ce sillon gombrowiczien dans l’un de tes prochains romans !
L’éditeur avait dit à propos de Jouer juste : c’est du Gombrowicz
Ca m’avait un peu soufflé à l’époque
Mais je crois qu’il y avait du vrai. Une certaine façon de faire de la psychologie
Pour moi cette “certaine façon de faire de la psychologie” correspond à prendre les faits psychologiques comme des faits narratifs, à d’abord faire de la narration à partir des affects, des pensées et des mots qui viennent (plutôt que de faire de la psychologie la doublure, le revers de faits narratifs autres que psychologiques – ce qu’on voit plus régulièrement). Dans le vocabulaire d’A., ce seraient “les nœuds d’affects dont on peut tirer mille fils”. C’est ce qui m’avait frappé à la lecture de La pornographie (et m’avait alors fait penser à Dostoïevski) et qui m’a frappé à la lecture de Ma cruauté (t’inscrivant chez moi dans une prestigieuse filiation).
Selon cet angle, Jouer juste, beaucoup moins narratif, m’a paru un peu moins gombrowiczien. Tu y joues moins avec les volontés de puissance de ton narrateur – pour reprendre le vocabulaire nietzschéen qui je pense convient à Ma cruauté – que tu les ressaisis (même si le second effort est une condition sine qua non du premier). Ce fut en tout cas mon impression de lecteur.
“C’est l’envers de la méritocratie humaniste, et du légitimiste : je mérite mes diplômes, je mérite mon poste éminent dans la société, mais je mérite peut être aussi le châtiment qu’on m’inflige. Marianne se dit pareil : si Jacques l’a prise d’assaut, c’est qu’elle a, comme on dit, laissé la porte ouverte.”
“Ou bien il faudrait s’aviser que Paul veut sa perte ; allant à l’hôtel, il sait. Il sait parfaitement ce qui l’attend. Son corps-cerveau sait. Et il y va de bon cœur.”
J’ai l’impression qu’on a là deux façons antinomiques d’appréhender les événements et qui font tout le nœud de la vie, qui mettent en critique les notions de volonté, de consentement,…
“L’attention que tu consacres à chaque phrase se répercute chez moi et me rend à mon tour extrêmement attentif.”
Il y a aussi un côté un peu addictif où lire quelque chose d’autre derrière peu sembler fade parce que plus dilué.
“je mets la lucidité à un niveau bien supérieur à celui où la mettent mes semblables – de même que je mets très très bas son contraire, ce que j’appelle malhonnêteté intellectuelle, et qui mériterait un autre nom.”
la bêtise ?
Je me souviens avoir écrit que Ma cruauté était pour moi ton meilleur livre. J’avais presque envie de dire chef-d’œuvre mais il faudrait que je relise La blessure pour voir si je n’étais pas passé à côté de beaucoup de choses à l’époque. En tout cas c’est super d’arriver à en prolonger la lecture comme ça, à revenir dessus. Est-ce que tu as eu d’autres occasions d’y revenir depuis qu’il est sorti ?
On voudrait bien lire d’autres choses de ce A. qui dit écrire, et aussi peut-être lui dire qu’il ne doit pas se sentir écraser par la virtuosité d’un roman comme Ma cruauté ?
Par curiosité, je me demandais à quoi répond le dernier paragraphe ?
Et enfin je crois que tu l’as déjà dit mais pour quoi Juliette s’appelle Juliette ? C’est un prénom générationnel ?
Oups, tu me fais découvrir que j’ai tout simplement omis de reporter l’intervention de A à quoi répond ma dernière intervention à moi.
La voici :
A : Ma seconde critique est dans le même ordre d’idées, c’est le personnage de Juliette (qui n’est pas vraiment un personnage, davantage un personnage conceptuel comme le Tu dans Histoire de ta bêtise). Je me demande si là tu ne glisses pas vers l’essai. Je vois dans cette Juliette une inertie des modes d’écriture que tu mobilises dans tes récents essais. Ici je trouve que ça marche moins, j’ai un peu de peine pour cette Juliette qui n’a vraiment rien pour elle.
Pour répondre à tes questions :
J’ai eu très pee d’occasions de parler de ce livre, si ce n’est dans des échanges informels par mail, en dialogue avec des lecteurs amis ou non.
Le roman a fait l’objet de très peu de commentaires dans la presse – pour les raisons qu’on sait mais pas seulement-, d’aucune invitation en librairie (sauf Mollat) ni ailleurs. Il s’est mal vendu. Il est fort possible qu’il ne sorte pas en Poche, ce qui consolidera son devenir-rien.
La bêtise ne vaut pas synonyme de malhonnêteté intellectuelle
Au fond c’est sans doute de mauvaise fois qu’il faudrait parler
Laquelle serait à coupler avec un faible gout pour la vérité.
Je viens de découvrir cet échange avec A et c’est passionnant,il me semble qu’il manque une intervention de A avant le dernier paragraphe(‘ça m’a souvent été dit’ je ne comprend pas à quoi ça répond),pour moi qui ne suis pas vraiment littéraire j’apprécie cette découverte de ton travail,comme si un artisan m’autorisait à le regarder faire,c’est un geste très généreux je trouve,en tout cas merci.
je tacherai de refaire des choses approchantes
voici l’intervention de A que j’ai honteusement omise – ma pulsion de censure mal refoulée
A : Ma seconde critique est dans le même ordre d’idées, c’est le personnage de Juliette (qui n’est pas vraiment un personnage, davantage un personnage conceptuel comme le Tu dans Histoire de ta bêtise). Je me demande si là tu ne glisses pas vers l’essai. Je vois dans cette Juliette une inertie des modes d’écriture que tu mobilises dans tes récents essais. Ici je trouve que ça marche moins, j’ai un peu de peine pour cette Juliette qui n’a vraiment rien pour elle.
Cet échange tombe à pic, j’ai relu Ma Cruauté au début de mois, et à part un passage cité dans le forum, je n’en ai rien dit de précis — justement parce que, face à un texte, on peut être d’une grande précision, comme le prouve A. Il a fait le travail, ça me soulage. Je partage les grandes lignes de son commentaire. En finissant Ma Cruauté, j’avais automatiquement pensé que c’était le meilleur roman du l’œuvre en cours (on a du mal à s’empêcher de hiérarchiser dans après coup), le relisant j’ai pensé à peu près la même chose de manière plus calme. Ce qui me captive dans Ma Cruauté et semble rebuter la majorité des lecteurs, c’est le bloc de texte, la densité des phrases ; c’est quelque chose qui m’a tout de suite frappé quand je l’ai feuilleté. À priori, MeToo, l’université, ça ne me branchait pas des masses, puis j’ai lu des phrases. J’y vois un aboutissement stylistique : le discours indirect libre, la disparition des tirets depuis En guerre, allaient dans le sens du bloc de texte, ça pouvait râper un peu dans les précédents et là plus du tout. Ça coule pendant 300 pages. La lecture exigeante de A lui fait noter des micro détails à corriger ; moi, je m’estime tout de même un peu exigeant, je note la quasi absence de détails à corriger sur une aussi longue durée. C’est un soin constant de l’unité phrase qui me paraît plus poussé que dans En guerre, où le plan narratif, complexe, prenait parfois le dessus sur les phrases, et pourtant : si Ma Cruauté c’est aussi parce que le roman est porté par une escalade de situations dont l’imbrication me fait penser aussi que c’est le plan le plus précis des romans. Faut-il différencier plan et narration ? Je ne sais pas, mais je le fais : le récit de Marianne (à la fois son récit et celui du narrateur) incarne tout le plaisir que je prends à la lecture dans l’art du récit et de ce que cela me raconte sur le personnage, ses nœuds internes, ses schémas de pensée qui l’encombrent, sa lâcheté contrariée. On retrouve aussi Sintage et on prend du plaisir à découvrir ses nouveaux tours. D’autant plus que cette fois-ci se relève une faille exploitable pour Paul, oui, mais son emportement érotique m’a paru vraisemblable, c’est ce qui le caractérise plus que ses machinations universitaires : j’ai pensé à Roth pour la manière de représenter un homme qui perd tout contrôle.
Donc voilà, c’est cette adéquation entre narratif (récit), scénario (plan) et personnages (les personnages) qui charge la lecture d’énergie. Je prends l’épisode Marianne en exemple, mais il y a, tout du long, des modulations : l’épisode du forum n’est pas l’épisode de la commission qui n’est pas le déraillement final. Et je parle d’épisode, mais A. fait bien de parler des transitions : il y en a et il n’y en a pas. Ou alors c’est plutôt une alternance de parties, enfin bref : c’est invisible.
Il ne faut pas m’écouter sur la chimie : je ne crois pas que Ma Cruauté est lourd. Le bloc rend ma lecture légère, l’imbrication des éléments a un effet propulsif. J’accroche. Chimiquement, un roman plus court avec des phrases banales m’indiffère. Statistiquement, je suis ultra minoritaire. Ensuite, Absalon, Absalon ! est (volontairement ?) surchargé, c’est un train qui écrase à la lecture, c’est un bonheur. On trouve peut-être une clé à ce qui rend ces textes minoritaires : ça écrase / c’est un bonheur. Beloved est un roman ultra populaire, cité et lu. Rentrez dans Beloved : c’est rude, c’est riche, c’est dense, c’est narrativement complexe. Même esprit dans Jazz qui est pourtant deux fois plus court.
La question que je me pose, c’est : est-ce que ce type de roman est périmé ? Suis-je périmé ? Qu’il ait été reçu dans l’anonymat alors que tu es loin d’être anonyme et que je trouvais que c’était un aboutissement littéraire m’avait déprimé à propos de la viabilité d’un idéal du roman. Pourtant, je constate sa vitalité dans Ma Cruauté. Donc la question que je me pose c’est : quel impact l’absence de popularité de livres désirés / désirables a sur son travail ? Je ne sais pas. Je crois qu’on doit faire ce qu’on désire et ce dont on est capable.
Difficile de tirer des conclusions génériques, mais a minima le destin ou le non-destin de Ma cruauté fait symptôme. Il apparait que la lisibilité d’un tel livre, s’avançant en place publique sous la forme que tu définis super bien, est très faible.
Me parait surtout pertinent ici de comparer ce qui est comparable, c’est à dire par exemple de comparer avec l’accueil d’un Enlèvement, livre que je tiens pour beaucoup plus faible, mais plutot très bien reçu-vendu.
Comme pour maints phénomènes culturels, il y a là une conjonction entre une constante (citons à nouveau Gracq disant, en 1950, que pour la littérature il existe 10000 lecteurs pas plus) et une réalité contingente qui intensifie cette constante. Bref il y a de l’invariance et de la variance. On peut froidement dire, sans aigreur ni ricanement D’arcien, qu’il eut été tout à fait étonnant que la littérature ne subisse pas, à tel ou tel degré, la révolution numérique.
Faut il persister dans ce genre de littérature en sachant qu’elle sera peu ou pas lue? A priori ma réponse est oui. L’élaboration des livres m’intéresse beaucoup plus que leur réception. Mon seul bémol c’est la santé. Il faut de la santé pour bricoler des livres pareils – c’est à dire de l’énergie, c’est à dire de la foi. La perspective d’etre lu attise cette énergie-santé-foi. Sans cette perspective, le corps est moins allant.
A cru , c’est vraiment ça
Ce livre m’a foutu deux trois fois le cul par terre, position risible mais c’est la monte la plus agréable
Merci
Merci, cet échange est riche d’enseignement, tant sur le livre que sur la méthode critique. Pour ma part, comme je sais pertinemment que mes grilles de lecture habituelles ne sont pas toujours adéquates à tes textes, j’y trouve une autre approche. Le résultat est passionnant.
Je cède cependant à ma manie de relever ce que je ne veux surtout pas oublier de ce vaste ensemble :
“ne pas séparer le chapitre de la lionne et celui du gnou”, agglomération lumineuse du fond et de la forme et qui s’avère proprement le cœur de la bête,
et : “ma pulsion de censure mal refoulée”, pour la grande délicatesse de l’expression.
À l’occasion je voudrais bien d’autres approches alternatives, pour apprendre encore.
La lionne et le gnou sont avant tout indissociables en ce qu’ils composent, à parts égales, le tableau de maitre de l’agression de l’un par l’autre.
Il y a inégalité morale entre eux – mais égalité esthétique (car égalité vitale)
François,
Je trouve que c’est une très bonne idée cet échange et qu’il mérite que tu le corriges en remettant à sa place les dernières phrases de A.
Lisant ça je suis un peu surprise. Surprise de lire le poids que semble être le truc des ventes, de la visibilité, des retours déplaisants. Surprise parce que je n’y connais rien, ou que pour le peu que j’en capte ça ne m’intéresse pas trop, pour le peu que j’en capte ça n’a pas l’air très joyeux tout ça. Je ne suis pas une littéraire, depuis l’enfance j’ai lu des romans sans me préoccuper de ces aspects. L’autre jour je disais que je ne t’aurais pas connu si mon mari ne t’avait pas vu passer à la télé / sur youtube, mais si j’avais continué à acheter des livres comme je le faisais à 20 ans, peut-être serais-je tombée sur toi même si tu avais été un peu moins visible. A 20 ans où en raison de mes finances je n’ai jamais songé à acheter un livre qui venait de sortir et où pour moi acheter un livre était = à fouiller dans le rayon poche à la librairie ou à Carrefour.
Dense et intense : moi je prends, je veux. Ma cruauté est un livre que j’ai lu à vitesse de lecteur. Sachant que je suis vieille ça veut dire qu’il m’a rendu la jeunesse. Je ne l’ai pas appris par cœur (je ne peux pas ou n’ose pas faire ce que je veux de mon temps), mais d’une façon ou d’une autre tous les mots passant par mes yeux me sont rentrés dedans et y sont toujours – ceux en italique compris.
J’ai la foi. Je vous prie de noter que “J’ai la foi” est encore plus fort que “J’ai le feu sacré avec ce mec”.
Toutefois, comme Ostros avec RAZ ce beau gosse, je veux bien mettre les sous. Je ne me précipite pas pour financer le numéro especial de Socialter, mais je veux bien payer un abonnement pour soutenir une foi de romancier. Un peu de la même façon que je soutiens mon AMAP (mon AMAP n’est pas une AMAP mais une asso qui fait de la réinsertion. Je pense que là tout de suite on s’en fout). Un abonnement-soutien aux romans et autres productions FB, comme par exemple ce site, comme par exemple La GO. Disons que le roman pourrait être le hors-série pour lequel je paierais un surplus – tout comme il m’arrive de commander 1kg de tomates en plus quand elles sont bonnes – comparaison de merde numéro 4.
Le “truc des ventes” n’est pas un poids. C’est juste une donnée économique dont l’unique enjeu est simple : gagner assez ma vie en écrivant pour pouvoir continuer à écrire (et lire, et jouir des productions des autres, et des beautés du monde). Pour l’instant ça va. Les ventes vont se dégrader dans les 20 prochaines années, mais j’ai un matelas, et je vis de peu.
La réception c’est autre chose. C’est la visibilité du livre dans la presse, et la teneur des commentaires sur lui. Les commentaires négatifs ne me perturbent pas. J’y ai été tot habitué – à l’époque du punk rock, puis avec les livres qui ont suivi Entre les murs.
Et l’absence de commentaires? Pas très gênant non plus. Surtout si elle est compensée par des retours de lecteurs-trices. Sur Ma cruauté les retours ont été rares mais riches (ceux de A en sont un exemple). Ca me va.
Le facteur réception est donc secondaire dans la foi. La foi, comme je le disais, tient d’abord à la santé – l’une et l’autre s’amalgamant. La foi tient aussi à la conviction intime d’élaborer quelque chose d’interessant, et au plaisir qu’on prend à l’élaborer. C’est plutot par là que le corps prendra la décision de se lancer à nouveau ou non dans un livre de l’ambition de Ma cruauté. Mais il est possible que celui ci – que de fait je me représentais comme une somme- soit le dernier du genre.
Ce n’est pas étonnant que lui succède un roman de 100 pages.
Tant mieux si ce n’est pas un poids.
Afin de payer la maison en Bretagne, je suggère que tu cumules le revenu classique avec celui venant d’ultra-riches groupies pro-autonomie comme moi.
Poids n’était peut-être pas le bon mot. Je me demandais aussi dans quelle mesure les ventes et réceptions avaient ou pas un effet sur tes productions suivantes.
Je remercie A d’avoir mené cet entretien dense et qui prolonge le plaisir de la lecture de ma cruauté. Je fais partie des personnes qui trouvent qu’il est plus grand que les précédents et cette grandeur tient sans doute de cette densité qui a été évoquée, de cet usinage sur plusieurs niveaux tenus essemble, et la pensée qui les traverse toujours. Moi aussi j’ai lu les phrases en murmurant et j’ai aussi eu le sentiment qu’une réflexion me tirait à elle. Le sentiment que tu avais touché à quelque chose de christique qui m’avait bouleversée tient peut-être à ces axes de travail plus élaborés que tes précédents livres, que tu as déplié au cours de l’échange. Et à cette fin où Paul n’est plus tenu et n’est plus qu’acteur dans la joie d’agir. Me remémorant l’émotion qui m’avait saisie alors, je me rends compte que c’est le même souffle qui m’a inervée à la fin du dernier film de Hong sang soo La romancière, le film et le heureux hasard.
Pour une GO sur un de tes livres, je valide jouer juste et la blessure la vraie.
Jouer juste je le connais trop bien, pour l’avoir souvent entendu dit au théatre.
La blessure la vraie est un roman où je serais curieux de remettre le nez. Où je suis sûr que pas mal de phrases vont me faire mal aux oreilles.
J’aimerais bien savoir pourquoi tu as choisi ce titre ? Pourquoi mettre un possessif ?
Une autre curiosité, y a t’il un lien entre les titres de tes 4 derniers romans ?
Merci
Tu veux dire : pourquoi pas La cruauté?
Je ne l’ai jamais envisagé.
Il me semble, d’abord que Ma cruauté sonne assez bien. Et surtout annonce la couleur. Ce n’est pas une thèse sur la cruauté – avec la possible voie de la dénonciation (que ce monde est cruel!), c’est le récit détaillé de la cruauté du narrateur, ou plutot de la découverte de la cruauté en lui. Découverte heureuse de la vie à cru.
Le lien entre les titres des quatre derniers romans, s’il existe, n’est pas prémédité. Je constate juste que je persiste dans le très sobre. Même si “L’amour” n’est peut-être pas le titre le plus sobre de l’histoire du ski alpin.
“Ce qui se décline et s’approxime alors dans tout le livre, c’est un rapport vitaliste au monde, qui est indissociablement un rapport esthétique au monde : ce qui m’arrive là est moralement pénible, sentimentalement douloureux, mais j’en jubile en tant que cela ajoute un chapitre IMPAYABLE à l’impayable roman de la vie. Et cette jubilation s’extrapole en rire.”
Je comprends intimement ce rire vitaliste. Mais s’il est vitaliste, au sens ou il exalte la vie et la vie l’exalte, n’est-il pas aussi symptôme de quelque chose d’au contraire mortifère ? Est-ce qu’il ne présuppose pas un recul, le refus de vivre au premier degré ? Si ce qui m’arrive est moralement pénible, sentimentalement douloureux, ma jublilation nécessite forcement une position de spectateur pur, déchargé de sa propre vie. Une réponse négative m’arrangerait.