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JOURNAL D’UN CURÉ DE CAMPAGNE, PRÉFACE

A l’occasion de la réédition du roman en 2018, Jean Mouttapa, sous la direction duquel nous avions écrit “UNE CERTAINE INQUIÉTUDE”, me demande d’écrire une préface.

LE CURÉ EST MON AMI

A l’égal de Jesus, la littérature fait parfois des miracles.
Elle en a fait au moins un, au coeur de l’hiver 1987.
L’hiver 87, aux alentours de Noël gageons-le, la littérature a noué une amitié entre un mort et un vivant. Le mort était un écrivain catholique un temps maurrassien, le vivant un adolescent de gauche imbu de son athéisme.
Elle l’a fait par l’intercession d’un livre du mort dont le titre avait tout pour rebuter le vivant. Quel intérêt pourrais-je bien trouver aux réflexions, conjectures, épanchements d’un curé de campagne? Les six premières années de ma vie, j’avais connu la campagne mais point de curé. A 15 ans l’homme d’église qui m’était le plus familier avait les traits de Fernandel. Le curé était un personnage de comédie, la soutane un déguisement.
Mais la littérature m’avait pris. Je ne dis pas la lecture, je ne dis pas les livres, je dis : la littérature. La sensation m’était venue que la littérature existe. Ce mot dessinait sur ma carte mentale une zone, régie par des lois propres, que j’entendais arpenter en tous sens. La littérature était une cause supérieure à toute considération politique, morale, culturelle. Je voulais la pratiquer par-dessus tout. Je voulais lire tous les grands, et j’entendais dire que Bernanos était un grand, et Journal d’un curé de campagne son grand livre.
J’ai lu, je n’ai rien compris, j’ai tout compris. La littérature permet cela : de comprendre ce qu’on ne comprend pas. Permet cet oxymore : une compréhension obscure. Une connivence souterraine, viscérale (son estomac, mon foie) entre le curé d’Ambricourt et moi. Les phrases de ce curé, si lointaines dans le temps, dans l’espace (l’Artois, tout là-haut sur la carte), ces phrases si peu familières dans le détail tissaient une langue familière.
En 87 je ne me suis pas expliqué ce phénomène ; je l’ai pris comme il venait, comme on prend une amitié. Un humain passe par là, quelque chose en lui vous agrée, et voilà c’est un ami. Bernanos est venu à moi et nous étions amis, nous le serions à vie ; et qu’il n’en pût rien savoir, sauf à m’observer depuis le Ciel, était anecdotique. Les lecteurs réguliers sont accoutumés aux amitiés unilatérales.
Aujourd’hui que la faculté d’accueil stupide et donc sacré à ce qui vient s’est étiolée, aujourd’hui que l’enfance est perdue (j’écris cette subordonnée pour qu’elle soit déjugée, et l’enfance retrouvée), je m’explique mieux l’inexplicable. Et du même coup je le rate en partie. Aux éclaircissements ci-dessous il manque l’obscurité des évidences muettes. Il y manque la ferveur statique de cette première lecture, perdue dans les limbes du temps, perdue pour l’histoire.
Aujourd’hui je m’explique que c’est la mort qui, avant tout, tend un cordon du curé à moi, scelle une amitié entre Georges et François. Pris au plus simple, ce roman raconte les derniers mois d’un homme jeune, atteint d’une maladie tristement banale. Ce curé est mon ami parce qu’il va mourir.
On avait fini par oublier que les curés meurent aussi. On avait fini par croire que les préposés à l’extreme-onction n’appartiennent pas au commun des mortels.
Mais le secret de l’émotion procurée par ce roman, la flèche par laquelle l’adolescent de 1987 a été atteint en plein coeur, tient plus précisément à ce que le curé sait qu’il va mourir. Il ne sait pas mais il sait. Aiguisons encore la pointe : le jeune curé me bouleverse parce qu’il va mourir et qu’il le sait et qu’il a peur.
A la comtesse qui par défi lui demande s’il craint la mort, il répond instantanément, catégorique comme rarement : oui madame. Il pourrait ajouter : qu’imaginiez-vous, madame la comtesse ? Imaginiez-vous que la prêtrise exonère de la peur ? Ne vous est-il donc jamais apparu que tout le christianisme part de là, de cette peur ; que la foi est d’abord cet espoir d’une branche à quoi s’accrocher quand viendra l’heure d’être précipité dans le néant dont mes nuits d’enfant avaient la suffocante prescience?
Mes nuits d’enfant, les nuits d’enfant du curé, celles de Georges. Nous avons eu les mêmes, je le sens, je le sais. Le même poussée d’angoisse à l’extinction des feux.
Par la suite, la peur s’adoucit mais persiste. Jusqu’au bout, jusqu’à la toute fin, Georges aura eu peur. Si philosopher est apprendre à mourir, alors il fut décidément peu philosophe. Sauf à s’en abstraire en philosophant, la vie n’apprend pas à mourir, et c’est tant mieux. Surtout ne jamais accéder à la sagesse, ce vice des vieillards. La peur de mourir ne doit pas se guérir mais se chérir ; toute l’intensité vitale s’y tient – celle du chat aux aguets. Toute la joie.
L’exergue du Dialogue des Carmélites, de Bernanos, est tirée d’un livre de Bernanos nommé La joie et parle de peur : « En un sens voyez-vous, la peur est tout de même la fille de Dieu, rachetée la nuit du Vendredi-Saint. Elle n’est pas belle à voir – non! -, tantôt raillée, tantôt maudite, renoncée par tous. Et cependant ne vous y trompez pas : elle est au chevet de chaque agonie, elle intercède pour l’homme. ». Bernanos sait sa fin proche quand il écrit le Dialogue, où ce grand costaud se donne pour double la frêle Blanche, jeune aristocrate du 18ème entièrement dessinée par sa peur. L’avare de Molière n’est qu’avare, la Blanche de Bernanos n’est que peur. Peur d’on sait bien quoi.
« Je meurs chaque nuit pour ressusciter chaque matin », dit-elle. Pour une part, le coeur de la geste du Christ, mort puis résurrection, est la sublimation spirituelle de l’aventure quotidienne, intime, minuscule, sans cesse reconduite, qui est notre lot commun : chaque soir une préfiguration du néant, chaque matin la redécouverte de la pure joie d’être – la joie de vivre.
Emouvant, le croyant qui craint la mort ; qui croit à la résurrection et tremble quand l’heure en approche. Est-ce l’ombre d’un doute? Est-ce crainte de ne pas être sauvé? Ou crainte de l’être? Ou, plus inattendu encore, réticence à troquer ce monde-ci contre l’autre possiblement paradisiaque ? Ce monde-ci dont le prix est indissociable de sa cruauté, de son insignifiance. Cet ici-bas que le crime, le faits divers, le vice, l’ennui, la perversité des dimanches, conspirent à faire briller d’un éclat ambigu, d’un soleil de Satan. De la tombe de Bernanos, l’épitaphe est connue : « Quand je serai mort dites au doux royaume de la terre que je l’aimais plus que je n’ai jamais osé dire ». Qui a parié sur Dieu rechigne à confesser son amour pour la réalité dont ce pari est censé le sauver.
Devant la mort je suis un enfant. Je ne suis pas plus sage ou philosophe que l’enfant qui au soir entrebâillait la porte de sa chambre pour casser le noir total. Le curé d’Ambricourt, que ses paroissiens appellent dûment « mon père », est un enfant. Au fond, tout au fond du gouffre mal éclairé de l’existence, il n’y a pas de père, père est une fiction. Ici bas il n’y a que des fils. Des fils d’aucun père si ne n’est, pour qui veut, celui qui est aux Cieux.
La fable dure parce que les pères l’entretiennent, l’entretiennent de bonne foi, ayant fini par croire que leur habit faisait le moine. Mais s’il était permis de regarder sous l’habit, de sonder les coeurs et les reins des supposés pères, qu’ils soient députés, notaires, ministres ou prêtres, nous verrions l’enfant fébrile.
Cela, le journal le permet. Cette mise à nu est permise par le journal dit intime.
Un prêtre a légitimité à recueillir l’intimité de ses ouailles, mais qui recueille la sienne? La littérature, probablement. La littérature faite de textes inutiles, incongrus, surnuméraires par rapport au Texte qui eût du suffire. Le roman, que ses noces sulfureuses avec le faux autorisent à créer l’illusion d’un vrai journal -, fragments, pointillés, phrases illisibles, « pages arrachées » – retrouvé dans un tiroir du curé mort seul. A ce seul journal « mon père » peut confier qu’il n’est qu’un fils. Que le gardien du troupeau est une brebis égarée aussi : « Je devrais être le maitre de cette paroisse, et je m’y montre tel que je suis : un malheureux mendiant qui va, la main tendue, de porte en porte, sans oser frapper ».
Le curé est mon ami parce qu’il est un gueux. « Fils de paysan », issu d’une « lignée de très pauvres gens, tacherons, manoeuvres, filles de ferme » que le séminaire aura à peine rehaussé, il mène une vie de peu. Par aspiration ascétique ou intolérance de l’estomac, par vocation franciscaine ou travail du cancer en lui, il se nourrit mal, sa « maigreur est exceptionnelle », les enfants le trouvent « triste à vir » (en patois dans le texte). Ce prêtre fait pitié. Fait de le peine et donc fait rire. A son passage, la petite diablesse Seraphita, cet ange déchu, chuchote de moqueuses messes basses.
En 1930, le temps où l’Eglise impressionnait les âmes par son faste et ses sermons n’est déjà plus. Cette disgrâce, achevée entretemps, est son salut. Après un tour entier d’horloge de l’Histoire, après quinze siècles de dévoiement, d’usurpation, d’opulence, de pouvoir, le christianisme se retrouve tel qu’en lui-même, redevient la religion qu’il n’aurait jamais du cesser d’être, celle qui est venue « annoncer la pauvreté », dit le curé de Torcy, tonitruant mentor de notre ami. Et d’ajouter : « mon enfant, Jésus est trop jeune pour s’intéresser à la musique ou à la littérature. Et même il ferait probablement la grimace aux gens qui se contenteraient de tortiller de la prunelle au lieu d’apporter de la paille fraiche à son boeuf, ou d’étriller l’âne ». En lisière de la mort, seul comme un hérisson agonisant au bord d’une route, le croyant retrouve son éternelle jeunesse, sa vie d’avant l’Eglise. Les derniers chrétiens ressembleront aux premiers. Ils habiteront une grange et mourront sur la paille.
La littérature chrétienne, et celle de Bernanos plus qu’une autre, prompte à opposer des jeunes prêtres enflammés à une hiérarchie bedonnante de santé et dévitalisé par la sagesse, aura souvent consisté à rappeler le christianisme à sa pauvreté originelle, constitutive ; à rejouer et rejouer encore son impulsion originelle, celle d’un fils de charpentier, né et resté pauvre, qui écume la Judée nu-pieds ou perché sur un âne ; à reprendre les choses à leur commencement, quand tout est encore fragile, chétif, dépouillé, quand il ne tient qu’à un coup de vent que la flamme s’éteigne.
Le curé est mon ami parce qu’il est faible. Parce qu’il n’arrive à rien – « c’était ma paroisse mais je ne pouvais rien pour elle, je la regardais tristement s’enfoncer dans la nuit, disparaitre ». Parce que son combat est perdu d’avance, et qu’il en est triste, d’une tristesse pareille à celle du Christ avant d’entrer dans Jerusalem. Comme le Christ qui jusqu’au bout a douté, le petit curé, qui a perdu l’esprit de prière, doute de sa vocation, doute de lui, doute de son doute : « le doute de soi n’est pas l’humilité, je crois même qu’il est parfois la forme la plus exaltée, presque délirante, de l’orgueil ».
Si mon petit curé est un Christ, quelle est sa croix? Sa croix, c’est que lui si faible doit faire le fort, paroisse oblige. Il n’est rien de plus poignant qu’une faiblesse qui s’efforce ; qui simule la force pour l’acquérir.
Torcy a parfois des accents de capitaine d’artillerie avant l’assaut – « Nous sommes à la guerre, que veux-tu, il faut regarder l’ennemi en face ». Son verbe combattif voudrait transmettre sa force à ce petit chose que tout effraie. Dans « l’Eglise a les nerfs solides, le péché ne lui fait pas peur au contraire », il faut entendre une prescription. L’Eglise et ses hommes doivent avoir les nerfs solides. Le péché ne doit pas leur faire peur. Ce petit prêtre doit, pour assumer sa vocation, surmonter la peur où puise cette même vocation.
La croix de ce prêtre c’est lui-même. Lui-même écrasé par sa foi, et qui parfois rêve de ne plus sentir « l’effrayante présence du divin à chaque instant de nos vies ». Lui-même affligé d’une porosité à cette « souffrance des autres » dont il confesse avoir peur. Cette porosité n’est pas l’autre nom de la compassion ou de la miséricorde, sentiments moraux et donc seconds. Elle est d’abord un fait physique, un fait de perception. Avant que de compatir à un malheur, il faut que je le perçoive. Mon curé possède cette faculté, il l’appelle « sensibilité d’intelligence qui me fait deviner beaucoup de choses », puis « connaissance surnaturelle » quelques pages plus loin. Au fil de l’histoire dans l’histoire que forme le drame du château, où le comte, la comtesse, leur fille et son institutrice s’entrainent mutuellement dans le malheur, le curé devine. Il ne déduit ni ne raisonne, mais devine. A au moins quatre reprises.
La première, quand Chantal lui confie son intention de se venger de son père, et qu’il comprend que c’est elle qu’elle compte faire souffrir : « Je me suis écrié malgré moi : « Ce n’est pas de cela que vous êtes tentée, je le sais ». « Malgré moi » est décisif. Une voix parle à travers le curé. Le devin est d’essence divine.
La deuxième quand, dans la même scène, il devine la présence, dans la poche de veste de la malheureuse, de la lettre écrite pour ceux qui lui survivront.
La troisième quand il pressent la fin de la comtesse : « C’est vrai que je la voyais, ou croyais la voir, en ce moment, morte ». Puis, rendant au divin ce qui lui revient : « Dieu m’a permis de connaitre le danger qui vous menace, vous, vous seule »
La quatrième quand il sait le contenu du paquet que la comtesse lui envoie – le médaillon qui a contenu la photo de son fils mort. « Je ne me décidais pas à l’ouvrir, et pourtant je savais ce qu’il contenait ». Un mot en italique signifie davantage que lui-même. Le savoir de ce savais désigne, plus qu’une simple capacité, un pouvoir. Un pouvoir reçu comme un don.
Tout don est aussi une malédiction, les guérisseurs des campagnes profondes vous le diront. Ils vous diront dans quelle proximité avec le mal il faut entrer pour le conjurer. La divine hypersensibilité fraye avec les forces contraires, avec l’adversaire, avec « l’ennemi » dont parle le colonel Torcy. « Vous êtes le diable ! » lance Chantal au petit prêtre insignifiant qui a percé son coeur.
Si encore ce pouvoir était d’une quelconque utilité. Cruelle ironie de nos vies, cruelle ironie des mots par lesquels la comtesse conclut la lettre qu’elle a jointe au paquet, parlant de « paix reçue de vous », elle qui se supprimera le soir venu. Que vaut cette « paix », si elle n’empêche pas cela? Et si cette paix était l’autre nom de la résignation, de la fin de l’espérance? Et si, donnant la paix à la comtesse, le curé lui avait donné en même temps le courage du suicide ? Et, si, outre qu’impuissant devant les malheurs qu’il anticipe, le devin les précipitait en les devinant ?
Dans Sous le soleil de Satan, l’abbé Donissan, flairant si bien le crime perpétré par Mouchette contre elle-même, semblait y participer.
Ce don équivoque peut être nommé psychologie, si l’on veut bien passer outre la captation du terme par une armée de gourous contemporains, pour la rapporter plutôt à ce que Nietzsche, auto-proclamé plus grand psychologue que la Terre ait connue, vante sous le nom de flair. La psychologie est cette acuité particulière qui met au jour les tempêtes sous les crânes ; qui fait accéder au visible l’obscur chaos sexuel, sensuel, sensoriel, affectif, mental, intellectuel, qui anime et forme un être humain. Sondant et percevant les ressorts profonds des actes, la psychologie opère dans une zone inférieure, ou antérieure, à celle de la morale et de la spiritualité. En amont du théologien Bernanos, s’active un psychologue. En amont de l’essayiste prodigue en idées, un romancier prodigue en personnages qui incarnent ces idées, les éprouvent, les compliquent, les malmènent.
En Bernanos l’essayiste est parfois époustouflant, le romancier toujours bouleversant. Avec l’homme enclin à emballer le monde dans des convictions, cohabite un homme qui le regarde, le raconte, le nomme. A coté de Torcy, double du Bernanos volubile, pamphlétaire, offensif, se tait un petit curé, que Bernanos a composé depuis sa faiblesse, son impuissance, son silence devant l’impérieuse fatalité des vies. Pourquoi le fallait-il? Pourquoi Bernanos s’est-il fait romancier? Pourquoi s’échiner à reconstituer des situations, quand on pourrait se contenter du confort roboratif des idées ? Pour restituer la chair du monde sans sa crudité, sa pauvreté ; parce qu’une situation se peint par détails, et que dans le détail se tient le diable qu’il s’agit de regarder en face. Le diable c’est-à-dire la matière brute, revêche, boueuse, dont est faite la chair du monde, la chair en attente d’esprit, la chair qui s’ennuie, la chair triste et qui rend triste le petit curé qui la prend sur lui – « Je suis triste parce que Dieu n’est pas aimé ».
La psychologie est indissociable de la charité, si charité désigne une puissance de saisie de la chair d’autrui. Et c’est bien de ces devins de romanciers psychologues, et de lui-même au premier chef, de lui qui excelle à donner à la psychologie la dimension métaphysique dont l’amputent les romans platement thérapeutiques qui pullulent en librairie, que Bernanos parle ici : « par quel miracle ces demi-fous, prisonniers d’un rêve ces dormeurs éveillés semblent-ils entrer plus avant chaque jour dans l’intelligence des misères d’autrui? Etrange rêve, singulier opium, qui loin de replier l’individu sur lui-même, de l’isoler de ses semblables, le fait solidaire de tous, dans l’esprit de l’universelle charité ».
Dans un livre, j’ai hasardé que je me sentais « chrétien en tant que romancier ». Mais peut-être que tout romancier est un chrétien, pour peu qu’il oeuvre à raconter la chair du monde, sans l’interpréter ni la juger. Le genre romanesque, qu’on tient communément pour concomitant à la déchristianisation, serait alors le genre chrétien par excellence, si sentir en chrétien consiste à faire accueil à toutes les vies, sans distinction ni hiérarchie. Puisque tous participons de la Chair, toute vie est la mienne.
Peut-être que tout romancier est un homme de demi-foi, voué à saisir les malheurs mais sans les soulager. Peut-être Bernanos a-t-il peint son petit curé comme le prêtre qu’il n’est pas devenu, ayant senti très tôt qu’il n’en aurait pas la force, qu’il aurait le flair pour comprendre ses semblables mais pas les épaules pour les porter. Peut-être le curé eut-il, symétriquement, moins souffert si, ayant reconnu dans les mots de son journal le balbutiement d’une vocation bis, il s’était converti au roman pour exercer son pouvoir de divination en toute gratuité, en toute irresponsabilité, et sans souffrir de son inanité. C’est la grande différence entre un prêtre et un romancier : le second a admis que sa charité était en pure perte.

Cet article comporte 28 commentaires

  1. Superbe préface, François. Il fallait bien tes mots pour pouvoir parler avec autant de justesse du petit curé. J’aime bien la façon dont tu écris “petit”. Le petit curé, le petit chose, le petit prêtre, ce n’est jamais méprisant ni condescendant mais bourré de tendresse pour lui.
    Je savais que je prendrais plaisir à te lire sur ce livre parce que je savais que tu éclaircirais mes propres ressentis bien secoués par Bernanos, dans le Journal d’un curé de campagne comme dans Sous le soleil de Satan qui m’a profondément ébranlée. Si j’ai trouvé le curé du Journal toujours touchant dans ses doutes et ses douleurs physiques, celui de Sous le soleil me semblait “trop haut” pour moi. Vertigineux. Même le film de Pialat m’a perturbée. Ce qui n’est d’ailleurs pas une critique.
    Je n’ai qu’un reproche à faire. Ton texte est trop court. J’aurais aimé en lire beaucoup plus.
    En attendant, tes lignes m’ont donné envie de relire le Journal.

    1. Oui c’est beau ce “petit” curé, comme le petit jésus.
      Sacrée préface, hyper dense, qui commence par l’autobio, la rencontre François/Georges en 87, pour penser la littérature. La littérature pour restituer la chair du monde. Les parallèles entre prêtre et écrivain, entre christianisme et littérature, c’est fécond, ça me parle. Comment christianisme et littérature pourraient sembler liés à des pensées abstraites, mais comment ils sont incarnation, charité.
      Ce texte me parle bien.
      Alors, peut-être que j’ai pris la confiance, mais vers la fin, dans le paragraphe “pourquoi Bernanos se fait-il romancier ?”, je crois qu’il y a une coquille, je crois que la phrase c’est “pour restituer la chair du monde Dans sa crudité, sa pauvreté”

      1. Il en faudrait beaucoup pour que tu en arrives à recopier le roman. Comme l’a dit Billy, ton texte est très dense, il est plein à craquer de remarques intéressantes mais effectivement les limites sont les limites et ça permet d’aller à l’essentiel sans doute. Tout est bien.
        J’aime aussi toute ta réflexion autour de la mort, de la peur, de l’enfant qu’on est face à elles.

    1. Ce texte c’est ton programme esthétique.
      Le mot “programme” est moche. Je cherche l’expression qui veut dire ça, et elle m’échappe. Tu vois ?
      C’est un texte où tu penses les principes de ton art, comment tu le conçois, c’est ta… ?
      L’expression qui me vient c’est : profession de foi.

  2. Programme signifierait que c’était là au début, et qu’on applique. Alors qu’évidemment, c’est l’inverse : on se voit faire, et alors on réfléchit à ce qu’on fait, on tache d’élucider ça. On finit par comprendre, par nommer : voilà ce que je fais.
    Profession de foi j’aime bien ; mais c’est une foi rétrospective. Reconnaissance de foi. irait bien. Au bout de quinze ans d’écriture je me rends compte que l’écriture est le lieu de ma foi.

    1. Manifeste !
      C’est manifeste que je cherchais. Ton texte est à la fois manifeste esthétique et reconnaissance de foi.

      Ton écriture est pas l’application d’un programme, bien sur. Lisant ce texte, je pensais à Ma Cruauté, qui pense la littérature en même temps qu’elle s’écrit, dans les situations, pense ce qu’on gagne en vitalité en aimant la chair du monde dans sa crudité. Peut-être que Ma cruauté récolte aussi tes 20 ans d’écriture

  3. “Mais peut-être que tout romancier est un chrétien, pour peu qu’il oeuvre à raconter la chair du monde, sans l’interpréter ni la juger”.
    .
    Oui je le pense. Que vous vous dirigez vers le Christ. Emplis de la chair des autres. Que le travail patient de la littérature vous a fait curieux, entêté et doux. Vous a permis d’approcher des corps. Voir, entendre, toucher, comprendre d’autres existences comme personne ne le pourrait. A part un prêtre. Et peut-être un médecin, un guérisseur, un taxi, une pute. Vous a permis de sondez la vôtre. Cette saisie précise et patiente de la chair d’autrui est admise comme étan en pure perte par l’écrivain. Ce qui fait que cette charité n’est pas pure perte. Vous lire c’est la récolter, autant que nous le pouvons. La faire nôtre le temps de vos pages. Et même après quand d’un livre des scènes, des personnages, des réflexions, des résidus persistent dans notre ventre. Ces lignes nourrissent notre pensée, notre regard, notre corps. Elles persistent parfois des années, une vie. Comme ce livre, ce curé dans ton ventre à toi.

    1. La littérature ce pourrait être ça: on prélève des bouts de vie et on les refile pour qu’ils persistent. Comme ils essaient de préserver le feu dans la Guerre du feu. Ca m’avait beaucoup ému ça -peut etre que j’ai inventé la scène- : ils ont une flamme, rien qu’une, la première, et ils se la passent avec une précaution infinie pour ne pas qu’elle s’éteigne.
      On parle un peu de ça dans la GO : qui s’occupera de la trace que fait un fauteuil de bureau sur un parquet à force d’heures assises, sinon la littérature? Qui relèvera ce détail pour rien?

      1. C’est quelque chose qui m’émeut énormément, mais que je ne sais pas situer précisément dans le film.
        Ce qui m’a ramené ce que je croyais être l’incipit du roman:
        “Fous d’effroi, les Oulmhar fuyaient dans la nuit.”
        Je vérifie et le véritable incipit est :
        “Les Oulhamr fuyaient dans la nuit épouvantable. Fous de souffrance et de fatigue, tout leur semblait vain devant la calamité suprême : le Feu était mort. Ils l’élevaient dans trois cages, depuis l’origine de la horde ; quatre femmes et deux guerriers le nourrissaient nuit et jour.”
        Eh bien je crois que l’attention portée au nourrissage collectif du feu est d’Annaud. Je crois que c’est le cinéaste et non le romancier qui me rend sensible à ce détail. Mais cela fait beaucoup d’imprécisions et il faudrait relire.
        Ce qui est sûr, c’est que j’abuse de la comparaison que tu viens d’utiliser : elle convient pour rendre la fragilité qui caractérise la transmission des pensées et des pratiques émancipatrices.

  4. Cette préface est un foisonnement ! C’est toujours impressionnant comme François sait structurer sa pensée pour que le texte glisse d’un point à l’autre.
    Pour ma part, c’est le passage sur les écrivains amis post mortem qui m’a le plus parlé. Cette capacité de l’oeuvre à créer des liens au-dela de la mort de l’artiste, c’est vraiment quelque chose de très puissant. Ça pourrait aussi bien ne pas être le cas. Quand on y pense, il n’y a rien d’évident à cela. Du coup je prends cette possibilité comme un cadeau, voire un phénomène un peu magique. En tout cas, c’est pour moi bien plus fort que la simple question de l’utilité. Je veux bien troquer 100 fois l’utilité d’un livre contre le sentiment d’amitié pour un artiste disparu.

    1. Bonjour,
      .. cette capacité de l’œuvre à créer des liens au delà de la mort de l’artiste ..
      Ne serait-ce pas là une des caractéristiques de l’art?
      Sauf que l’avantage avec François, qui est un artiste, tu le dis bien, – et sans forcément jouer au mouru pas mouru d’un Caveriviere d’rtl, autre gauchiste radical invisibilisé, on peut le faire de son vivant 🙂
      ps: oui, je glose la glose car je suis encore sous l’effet de ma deuxième lecture de cette attendue préface.
      Merci pour sa mise en ligne.

  5. “Je veux bien troquer 100 fois l’utilité d’un livre contre le sentiment d’amitié pour un artiste disparu.”
    Je suis d’accord avec toi. Et j’ajouterais, de même pour les artistes vivants.
    Je trouve ces amitiés réconfortantes.

    1. Oui bien sur. Mais pour ma part je sais que je n’ai pas la même posture avec les artistes contemporains. Je suis plus dure avec eux. Ça me rend les amitiés possibles, mais plus rares.

        1. 1) La réponse est longue, je vais essayer de faciliter la lecture en l’écrivant en plusieurs fois.

          Je vais recentrer sur les écrivains francophones pour être plus précise, mais aussi parce que je pense que cette dureté de ma part s’applique encore plus à eux qu’aux autres (à voir, mais je n’y ai pas assez réfléchi). Les morts, l’histoire a déjà fait le tri. Je ne dis pas que seuls les meilleurs soient restés : je n’ai aucun doute sur le fait que des auteurs excellents, voire géniaux aient tout simplement disparu, que leur œuvre soit passée à la trappe parce que la vie et plus particulièrement la vie culturelle est ainsi. Mais ça n’est pas mon problème. Ceux qui restent malgré les années ou les siècles, ce sont eux qui forment l’histoire littéraire. Il n’y a qu’à les lire et prendre ce qu’il y a de mieux chez eux (très simplement : ce qui me plaît).

          Chez un contemporain je suis plus exigeante parce que c’est moi qui dois bosser à la place de l’histoire. C’est moi qui dois faire le tri. Alors j’applique mes critères. Ils sont de trois ordres, avec des importances inégales cependant. Premier point, si je sens une trop grande envie de coller à l’époque chez un écrivain, ça m’agace rapidement. Je le vois manœuvrer, et ça prend le pas sur le reste. Je crois qu’il n’y a pas de grand écrivain qui garde le nez dans l’actualité. Un bon écrivain construit forcément quelque chose d’atemporel. Et sans ce travail de détachement, il ne pourra pas passer le cap de sa mort. Cela ne veut pas dire qu’il ne peut pas écrire sur son époque : bien sûr que si. Mais il doit quand même trouver une approche, une forme, quelque chose qui décolle son texte du présent immédiat, de l’espèce de matière brûlante et mouvante dans laquelle on baigne : les polémiques, les modes, les sujets de société, etc. À mes yeux c’est presque une question d’éthique, ou d’ascèse. Une histoire de « tenue » qui me préoccupe beaucoup, à vrai dire.

          1. 2) Et puis il y a la question du récit, de la narration classiquement menée, qui en fait rejoint le point précédent, mais par un détour. Les auteurs contemporains arrivent après toute l’histoire littéraire, et cette histoire a aussi fini par déconstruire la narration (avec le nouveau roman mais pas que : ça a commencé en réalité bien avant). Quand tu arrives à la suite de tout ça, ça me paraît aberrant que de continuer à écrire des histoires comme si de rien n’était. Toutefois c’est toujours pareil (et je préfère préciser) : pourquoi pas du récit, tout est possible dans l’absolu et chacun écrit ce qui lui semble valable. Mais il doit tout de même y avoir quelque chose qui refuse cette facilité. Ce confort. C’est d’autant plus vrai que les maisons d’édition, et sans doute la plupart des lecteurs, veulent des histoires. Pour ma part je n’ai de véritable admiration, d’estime même que pour les auteurs qui font un pas de côté par rapport à ces attentes, parce que ce sont en réalité des attentes économiques qui n’ont rien à voir avec la littérature (céder à celles-ci est aussi une façon de coller à l’époque et de priver d’une possibilité d’atteindre une forme qui transcende les siècles).

            1. 3) Si j’élargis encore, toute forme de soumission à du politiquement correct (je déteste cette expression mais je ne trouve pas mieux) me hérisse. C’est un critère moins important que les précédents mais ça peut compter. Si le reste est là, je peux faire abstraction. Mais je le note tout de même dans mon petit carnet. Pour donner un exemple récent, ça m’a agacé que Senges situe son histoire dans la Russie des années 1920. C’est un peu soc’dem. Tout le monde déteste les communistes, ils sont méchants ils ont empêché des millions de gens de parler (dont le héros, donc). Déjà c’est simplifier à outrance, puisque la Russie communiste, même si elle a commis des atrocités qu’il ne s’agit pas minimiser, n’a pas commis que des atrocités (or, dans le roman rien de positif ne transparaît jamais) Je trouve que ça aurait été plus intéressant qu’il raconte cette histoire dans un autre cadre historique et géographique. Ceci dit, comme j’ai adoré toutes les options esthétiques du livre, pour le coup courageuses, ça ne m’a pas empêché d’aller au bout du texte et de l’apprécier dans son ensemble.

              1. Et 4) Un autre critère, mais que je mets en tout dernier, c’est la question de la biographie de l’écrivain. Autant je me moque de la personne que fut un auteur désormais mort – ça ne m’empêche en aucune mesure de lire, voire d’aimer ses livres (j’ai énormément aimé Voyage au bout de la nuit et Moravagine, pour ne citer qu’eux. Ces livres ont été réellement importants pour moi) -, autant j’évite de donner de l’argent à des auteurs en vie dont je sais qu’ils ne valent pas grand-chose humainement. Ceci dit je ne cherche pas particulièrement à me renseigner non plus. Ça n’est pas une obsession. Et notamment, cela ne signifie pas que je ne lis que des auteurs de gauche et jamais de droite : mon auteur contemporain préféré et peut-être auteur préféré tout court est de droite et d’un conservatisme désespérant. Je ne connais presque rien de sa vie parce que je n’ai pas particulièrement cherché à la connaître. Je sais qu’il est de droite parce que ça suinte dans ses textes. Mais j’ai mes limites. Un auteur vivant dont il est avéré qu’il est antisémite ou islamophobe, par exemple, ça je sais que je ne le lirai pas.

                Si on prend tous ces éléments en compte, pour être franc il ne reste pas tant de monde que ça. Ce serait le drame de ma vie s’il n’y avait pas tant d’auteurs morts. Je précise pour finir que je peux aussi changer d’avis sur un auteur dont un livre précédent ne m’avait pas plu pour l’une de ces raisons. Je suis dure dans mes choix mais rien ne serait pire à mes yeux que de perdre ma curiosité. Je crois que j’ai fait le tour 😎

                1. J’ai fini par la lire, cette préface qui ne se trouvait pas dans l’édition du grand roman de Bernanos enfin dévoré l’été dernier.
                  Préface qui rend justice et hommage au roman avec cette caractéristique typique chez François de l’incarner pour mieux la cerner par le biais imparable de la subjectivation.
                  Question sans arrière-pensée pour Maud après lecture des commentaires : quel est donc cet écrivain préféré de droite et d’un conservatisme désespérant dont tu parles ?
                  J’ai quelques hypothèses mais aucune certitude.

                  1. Tiens je serais curieuse de voir à qui tu penses. J’ai répondu dans Avis littéraires – 7 avril.
                    Mais tu vas peut-être être déçu parce que le contemporain n’est plus depuis septembre 2022…
                    Tu voudras me dire à qui tu pensais (dans Avis littéraire, qu’on laisse Le journal d’un curé de campagne et sa très belle préface tranquilles)? C’est un peu comme un test de psychologie : j’adore !

  6. .. / La sensation m’était venue que la littérature existe. / …
    Comme on dit ou essaie de dire une révélation, quelque chose qu’on ressent comme évident et qu’on essaie de dire tel, comme on essaye de dire pour un dieu, pour de l’amour.
    Huit lignes pour poser, de plus, ce qui est à priori plutôt improbable selon la raison, advient quand même et d’une façon inattendue, pas si probable.
    Ce qui advint malgré tout.

  7. J’ai relu Journal d’un curé de campagne et je me rends compte à quel point j’étais passée, lors de ma 1ère lecture il y a des années, à côté d’un aspect du roman qui aujourd’hui me frappe. Ce livre est lumineux, le petit prêtre est lumineux. Malgré (et peut-être plutôt grâce) la douleur physique, les personnages troubles qui entourent le curé et ses doutes permanents, l’environnement gris et pluvieux.
    Il donnerait presque envie d’avoir la foi.

  8. je ne sais pas ce que tu en penses François mais une des scènes chrétiennes dans le cinéma – et c’est pour ça que j’en parle sur cette page – m’apparaît dans cette scène de l’Argent de Bresson où l’un des jeunes fait une tentative de suicide à l’isolement (du moins on le devine facilement) et que l’un de ses codétenus s’agenouille, s’expliquant ensuite devant l’autre : “excuse-moi, je ne prie que pour les suicidés”
    très grande émotion je trouve et toujours aussi vive aujourd’hui

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