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LA GRANDE HISTOIRE, PIÈCE INÉDITE

 

En 2012, Benoit Lambert, metteur en scène, m’a demandé d’écrire la pièce de sortie de la promotion de l’Ecole supérieure de comédie de Saint-Etienne dont il était le parrain.  Il s’agissait donc d’écrire pour douze comédien-nes, l’idée étant d’équilibrer au maximum les rôles.

Je méditais depuis quelque temps d’écrire une pièce narrative, classiquement découpée en actes, avec des enjeux dramatiques au sens traditionnel, c’est à dire des enjeux d’action. A cela s’ajoutait un vieux désir d’aborder la période de l’Occupation, déjà racontée en long et en large, mais souvent racontée à partir de présupposés qu’il me paraissait intéressant de questionner. C’était l’occasion.

La pièce a été jouée en juin 2014 : trois fois à la Comédie de Saint-Etienne, trois fois au CDN de Dijon, puis trois fois au théâtre de la Coline à Paris.  Depuis, elle vit sur mon disque dur, à l’abri de toute sollicitation.

 

(Pour ceux qui préfèrent, le PDF de la pièce est en fin de document)

 

 

 

LA GRANDE HISTOIRE 

 

Un rang de onze chaises face public. Occupées par les comédiens, immobiles et comme sans vie. Habillés comme ils le sont tous les jours.
Debout derrière eux apparaît un homme que son maquillage effémine. Il y a un trouble sur le genre, renforcée par sa tenue qui mêle des éléments connotant le masculin et le féminin.
Pendant son monologue liminaire, il-elle donnera à chacun son costume. Une fois équipé, chacun se changera dans les zones obscures du plateau. Les costumes évoqueront les années 30-40. 

Il-elle s’adresse au public. Ton légèrement sardonique. Dans le corps de sa phrase, variations inattendues de timbre, de ton. Sourires ambigus. Grimaces. Alternance d’enjouement et de moue. Sourires parfois coupés nets. Gestes maniérés. Une sorte d’élégance désuète, dandy. Le cabotinage d’un bateleur. On l’appelle La Grande Histoire. 

La Grande Histoire
Comme je suis contente. Comme je suis heureux. Content d’être là, heureuse d’attirer à nouveau votre attention.
Il regarde le public
Vous êtes très attentifs !
Il semblerait que je vous intéresse. Il semblerait que je vous… fascine.
Il-elle sourit.
Vous êtes vraiment incorrigibles.
Vous ne vous lasserez donc jamais ? Vous ne vous lasserez jamais de votre maitresse millénaire ? Il-elle jauge le public. Comme s’il attendait vraiment une réponse.
Toujours vous revenez à moi.
Il-elle minaude.
Je vous plais. Je vous trouble.
Ce qui vous trouble, je crois, c’est la nature de mon jeu. Je suis ambigu. C’est ainsi que vous dites, ambigüe. On ne voit pas bien où je veux en venir, hein ? Moi je vois… J’ai ma ligne, je tiens mon cap. J’avance portée par de grandes idées !! De grandes idées réversibles. En chemin c’est souvent que les grandes idées se retournent comme une crêpe, c’est perturbant, vous n’y comprenez plus rien, vous êtes troublés, vous êtes….oui c’est ça fascinés.
Une fois j’ai entendu l’un d’entre vous dire – les gens l’écoutaient car il avait une veste—, je l’ai entendu dire, je cite : « La seule chose qui permet au Mal de triompher est l’inaction des hommes de bien ».
Un temps. Il-elle semble apprécier.
C’est vrai. C’est très vrai. Et l’inverse aussi est vraie ! Il-elle essaie : La seule chose qui permet au Bien de triompher est l’inaction des hommes de Mal. Oui ça marche ! (il-elle s’extasie puis se rembrunit aussitôt) 

C’est pourquoi je déteste (il-elle appuie violemment ce « déteste » violemment) qu’on me prenne pour l’agent du Mal. Ou l’agent du Bien – c’est égal. Cette poésie morale est tellement simpliste. Tellement univoque. Je suis tellement plus complexe… Tellement plus… subtile.
Il-elle se fige soudain, semble attraper un air qui passe. Le chante à voix basse et très aigu : Pleased to meet you, hope you’ve guessed my name. But what’s puzzling you is the nature of my game. 

Clamant soudain : Les ignorants qui ne m’auraient pas reconnu doivent savoir qu’on m’appelle La Grande Histoire !
Il y avait la grande Maria, elle se produisait sur les planches du monde entier, acclamée partout, tragédienne remarquable, boulevardière indépassable, la Grande Maria c’était le théâtre à elle toute seule, ah oui ! Eh bien moi je suis la Grande Histoire. Sourire à l’assistance, bras ouverts. Je date. Je date un peu. Je commence à sérieusement dater. Je suis aussi vieille que la sénile humanité, j’ai toujours été là à sa disposition, ombre et tuteur, ange gardien et diable escorte, prête à m’ébranler à la moindre invitation, à la moindre de vos démangeaisons. Je vous démange. Je vous gratte. Il vous manque votre dose. Vous vous agitez et me voici. La pierre qui bouge me libère et je surgis, petit lézard exposé au grand air pour grossir en reptile géant, effrayant, admirable. 

Un temps 

Les humains ne savent pas se tenir. C’est tellement humain. Les humains ont fait mon succès. Je leur dois tout. A partir d’eux je ne me suis plus ennuyé. A partir d’eux tout est devenu captivant. Ça ne s’est jamais arrêté.
Admiratif. 

Du coup j’ai pris le rythme. Les rares moments d’accalmie me sont devenus insupportables. Je ne les supporte plus.
Il-elle se tient le front, simulant une migraine.
Ces dernières vingt années, j’ai fulminé, désespéré. La fête était donc finie ? La Grande Guerre était mon cadeau de départ à la retraite ? Oh c’est vrai que j’ai adoré (il-elle se souvient d’un amant sublime). Vous aussi vous avez adoré. Vous ne vous en remettez pas. Sans cesse vous y revenez. Les tranchées, la boucherie, le gaz moutarde, les exécutions de mutins. Oui nous sommes d’accord c’est un chef-d’oeuvre. Tant et si bien que j’ai cru un temps que ce sommet découragerait d’avance quiconque voudrait l’égaler, le dépasser. Je fulminais. Je désespérais. 

Et puis j’ai réfléchi. 

Il-elle cherche. 

J’ai cherché comment faire plus fort, plus grand, plus beau, plus terrible. 

Puis sourit. 

J’ai trouvé.
Ça n’a pas été si difficile. Il en faut peu aux humains pour s’exciter. Et puis ils sont si oublieux. C’est humain. Leurs blessures à peine pansées les voilà qui déjà se redressent et se portent volontaires pour aller se faire broyer. Ils en redemandent ! Ils en veulent ! Ils sont très très motivés !
Approchez, petites créatures insatiables.
Venez vous frotter à moi.
Venez jouer à la Grande Histoire. 

 

 

ACTE 1 

Parmi les comédiens, le premier habillé l’est en uniforme allemand de la seconde guerre. Grand blond, cliché de l’officier occupant. Boitant insensiblement, il s’est avancé vers l’espace de la Grande Histoire, comme invité par elle, créature mise en scène par le bateleur, rat aimanté par le joueur de flute. 

Pendant le monologue de l’Allemand, la Grande Histoire tourne autour de lui. Peut-être lui souffle-t-elle son texte par moments.
Derrière, les autres finissent de se vêtir, et de disposer les chaises en décor de café-cabaret. 

L’Allemand
Pour nous, une affectation en France c’était un peu humiliant.
Un temps.
Une sorte de castration.
Un temps
Début 41, la guerre la vraie avait lieu sur le front de l’Est. J’y étais. J’étais fier d’y être. Nous avions le sort de la patrie entre nos mains.
Et puis j’ai eu les pieds gelés. A Minsk.
J’y ai laissé trois orteils, et les éclopés on les envoie là où les populations se sont soumises sans opposition, là où il n’y a qu’à assurer la routine administrative de l’Occupation. Je suis en France en tant qu’ancien combattant.
Je ne connaissais Orléans que par Jeanne d’Arc. Une fière résistante. Le commandant Vinmeyer m’a dit : ici règne un certain équilibre, notre mission est de le préserver. Donc restons corrects. Il a ajouté : l’armée d’occupation devra égaler en civilité des Salons français du dix-huitième siècle. Nous avons ri.
Voilà pourquoi nous soulageons les dames de leurs valises à la gare. Voilà pourquoi nous n’abimons pas les châteaux de la Loire réquisitionnés. Nous organisons même des concerts gratuits en place publique, gageant que la musique adoucira les vaincus.
Une valse s’entend au loin.
Pourtant certains autochtones continuent à répandre la rumeur que nous sommes venus égorger leurs femmes. Ils changent ostensiblement de trottoir en nous apercevant. Certains se retiennent pour ne pas cracher de dégout. Ce n’est pas très correct, mais nous feignons de ne pas voir. Pas question de nous départir de notre courtoisie. La tranquillité de tous en dépend.
Heureusement la majorité sait que notre intérêt commun réside dans une cohabitation pacifique. On dit les français indisciplinés, cela ne correspond pas à ce que je vois. Le français est grincheux, mais ça ne dure pas. La jovialité aussi lui est naturelle. A vrai dire il alterne si vite et si souvent entre les deux humeurs que j’en suis venu à penser que ce sont les deux faces d’une même fébrilité. Dans les deux cas c’est tout à fait inoffensif. Le français n’agit pas, il s’agite. Il brasse de l’air, ca forme un petit vent qui aussitôt retombe. J’aime bien. Ça me repose de moi- même. Ca me soulage de mon pays.
La valse est coupée net. 

A l’université de Leipzig j’ai vite délaissé les philosophes allemands que mon père admirait tant. Las des systèmes et de l’esprit de sérieux, j’ai commencé à lire les écrivains français inconséquents. Puis la mobilisation m’a éloigné des romans. Dans les plaines de Russie c’était déjà bien d’avoir sa ration de lard, alors les livres nous n’y pensions plus. Avec le temps que me laisse cette petite ville paisible, j’ai pu reprendre le fil de ces lectures marginales. Stendhal… quelle désinvolture, quelle légèreté. 

Il s’est assis à une table du café cabaret, dos tourné au public pour regarder vers la petite scène qui s’est illuminée. Soutenus par trois musiciens plus ou moins visibles, et par une choriste, une jeune femme, Christine interprète une chanson de music-hall enjouée. Dans le genre Mistinguette ou Joséphine Baker. Elle et la choriste exécutent une petite chorégraphie. 

Plume !
Je suis légère comme une
plume !
Je volète comme une
Plume !
De bar en bar, de lit en lit
où je m’enfonce dans l’oreiller plein de 

plumes !
Je suis légère comme une Plume !
Je volète comme une
Plume !
qui sur une jambe lentement glisse et remonte jusques-en haut des cuisses 

Pour la technique
c’est bien pratique,
On peut faire des choses acrobatiques On peut me porter
me retourner
Et moi j’en ressors tourneboulée Toute chavirée
Toute affolée
Toute décoiffée
Et légère comme une 

plume !
Pas plus pesante qu’une Plume ! Indifférente comme une plume ! 

la pesanteur j’y ai jamais gouté je suis un défi à la gravité 

Depuis 40 ça s’arrange pas,
Chaque semaine je perds du poids
Si ça continue je serai transparente
Et tout à fait inexistante
Si ça continue on ne me verra plus
Et par le vent portée aux nues
Comme Marie montée au ciel je ne redescendrai plus. 

L’allemand applaudit, toujours de dos, attendant la suite. Une autre table a applaudi, où sont assises deux femmes, Marie-Noëlle et Chantal.
La chanteuse, Christine, et sa choriste, Irène, aussi fringante qu’elle, les rejoignent. La discussion est vive. 

Marie-Noëlle
Elle est bien celle-là, elle est nouvelle ? 

Christine
Très nouvelle, ça fait cinquante fois qu’on la chante. 

Marie-Noëlle
Je l’ai jamais entendue 

Irène
Comment veux-tu ? Vous venez jamais nous voir. 

Chantal
Hey, on a du boulot nous ! 

Christine
Parce que le music-hall c’est pas du boulot peut-être ? 

Marie-Noëlle, ironique
Le Music-hall… Chez Alice ! 

Une femme d’une quarantaine d’années, Alice, patronne du lieu, intervient depuis le comptoir. 

Alice
Qu’est-ce qu’il y a, on sous-estime mon établissement ? 

Chantal
Y a pas assez de monde 

Marie-Noelle
Pas assez d’homme. 

Alice
Tu plaisantes, on n’a que ça ! Et en général très bons consommateurs. Très généreusement disposés à se bourrer la gueule. 

Intervient Louise, trente ans, qui débarrasse une table. 

Louise
Or bizarrement une clientèle d’hommes augmente le nombre de mains aux culs par jour. 

Chantal
Oh, est-ce que c’est vraiment désagréable 

Louise
Ça dépend. Y a main au cul et main au cul. D’une main à l’autre c’est pas le même genre de déclaration d’amour. Pas le même genre de poésie, voyez 

Irène
Ne mettons pas tous les hommes dans le même sac. Y en a des bien éduqués. 

Alice
Dans quel pays ? Dis-moi vite que j’y cours. 

Christine
Il a pas encore été découvert. 

Irène
Le bonhomme de Christine, c’est le genre bien éduqué. Le genre qui se retient. 

Christine
C’est pas mon bonhomme, qu’est-ce que tu racontes ! 

Chantal
De qui on parle ? 

Louise, à Christine
C’est ça, va nous faire croire qu’un type qui vient tous les jours depuis deux mois n’a pas une idée derrière la tête. 

Chantal Quel type ? 

Irène 

Ou derrière la braguette. 

Christine, à Irène C’est malin. 

Chantal Hé ! 

Irène
Ca rime, tu devrais être contente. 

Chantal
Je suis la seule dans cette ville à pas être au courant ? 

Christine
Non, y a moi, aussi. 

Irène indique d’un coup de tête à Chantal la place de l’allemand. Il est toujours là, assis. On le regarde. 

Chantal
C’est peut-être juste un adepte du « music-hall » 

Louise
Oui, c’est ça, très mélomane le monsieur. Fais-toi remplacer par un homme, juste un soir, on verra l’immensité de son amour pour la musique. 

Christine, à ses musiciens Chiche. 

Alice
Music-hall ou Christine, dans les deux cas ça lui donne soif. Tant que ça consomme, tout le monde est content. 

Irène
Dès fois il reste jusqu’à la fermeture. 

Christine
J’y peux quoi moi ? Il a le droit de venir. Et j’ai le droit de m’en foutre. 

Marie-Noëlle
Elle a raison, c’est pas parce qu’il en pince pour elle qu’elle en pince pour lui. Si l’amour était systématiquement réciproque ça se saurait. 

Louise
J’ai l’impression que ça lui plait bien à Christine qu’il la reluque comme ça. 

Christine
Je suis une artiste moi, je me donne à mon public, et pas à moitié. 

Marie-Noëlle
C’est bon, on a compris la suite. 

Irène
Tu parles. Depuis le temps que ça devrait être fait. Ca lambine ! ça piétine ! 

Alice
Tant mieux tant mieux. Ça le maintient dans la place, et un sous-officier c’est bon pour la maison, ça rehausse l’image 

Christine Officier. 

Chantal
C’est qu’elle est bien renseignée, en plus. 

Louise
Elle a mené sa petite enquête. 

Christine
C’est lui qui me l’a dit. 

Marie-Noëlle
Donc les présentations ont été faites ! 

Christine
Pfff… En tout il a du me dire sept mots… 

Alice
Ich, liebe, dich, ça fait trois. 

Louise
T’aurais voulu plus ? 

Irène
Il lui parle surtout avec des fleurs. Un bouquet par semaine, sans faute. Ponctualité allemande. 

Marie-Noëlle
Mais c’est du tout cuit ! y a plus qu’à le manger. 

Christine
Vous êtes complètement marteau. 

Alice
Qu’est-ce qui se passe ? On t’a connue moins revêche. 

Christine
Fais pas l’innocente, tu sais très bien ce qui se passe. Y a des limites. 

Approbation. On voit bien les limites. 

Alice
Regarde Arletty, elle les a franchi les limites. Avec un beau gars, faut dire. Un officier, tout pareil. 

Louise
Comment tu sais qu’il est beau ? 

Alice, avec humour
En tant que grande dame, rien de ce qui se passe dans le grand monde ne m’est étranger. Elle brandit un magazine people de l’époque. Chronique mondaine illustrée.
Regarde un peu la bête. 

Elles se penchent toutes dessus 

Marie-Noëlle
Ouais… faudrait voir sans l’uniforme. 

Irène
C’est vrai que ça joue beaucoup. 

Chantal
Comment ils font pour être toujours nickel comme ça ? 

Louise
C’est du soigneux, c’est du schleuh. 

Christine
L’uniforme français à coté, ça fait sac à patates. 

Alice
Ça tombe bien, plus personne le porte. 

Louise
Elle est prise où cette photo ? 

Alice
A Paris, capitale des arts et du porte-jarretelles. Devant la Kommandantur, à Opéra. Du temps de ma splendeur, mon bar était juste à coté. Pour la discrétion c’est pas le meilleur quartier. 

Chantal
Apparemment la discrétion ça les obsède pas. 

Alice
Détrompe-toi, dans l’article Arletty raconte que quand ils déjeunent dans un restaurant, ils font en sorte de se mettre à une table invisible depuis la rue. Elle est délicate, cette dame. 

Christine
Elle était pas avec Gabin ? 

Louise
Tu confonds avec la Dietrich 

Chantal
La Dietrich elle était avec Arletty ? 

Marie-Noëlle
Non, avec Gabin. On reste dans les échanges bilatéraux 

Alice, voix d’Arletty
« Mon cœur est français, mon cul est international ». 

Christine Qui dit ça ? 

Louise
C’est pas Gabin. 

Chantal
C’est pas Dietrich. 

Irène
Elle a tort, il paraît que les allemands sont bien bâtis. 

Louise
Qui dit ça ? 

Irène C’est moi. 

Chantal
Qu’est-ce que t’en sais ? 

Irène
C’est des bruits qui courent. Des gens qu’ont étudié ça de près. 

Alice
Sur les testicules y a pas dessiné une croix gammée. 

Louise
Qui dit ça ? 

Alice
C’est pas Gabin. 

Chantal
C’est peut-être Cocteau. 

Christine
Marie-Noëlle va nous dire. Elle qui les soigne elle a pu observer le phénomène, hein ma grande ? 

Marie-Noëlle
Bah, moi je suis infirmière, je fais surtout des prises de sang. Et jusqu’à nouvel ordre on pique pas dans le pénis. 

Louise
Dommage. Ca le fortifierait. 

Marie-Noëlle
En plus ils sont pudiques les boches. L’autre jour y en a un qui se plaignait que ça lui grattait là où je pense. Le docteur était pas encore arrivé, alors comme ça le démangeait je lui ai proposé de regarder ça de près, voir au moins si y avait pas une bestiole qui trainait. Il a jamais voulu retirer son caleçon. Il a préféré se gratter les roubignolles pendant une heure en suant toute son eau. 

Louise
Christine t’es notre dernière chance d’en savoir plus… 

Elle s’est encore tournée vers l’allemand. 

Christine
J’aime pas les grands. Ça me fiche des complexes. 

Alice
Ma tante Micheline, qui a vu pas mal de pays et qui faisait 1 m 49, m’a dit une fois qu’au moins avec cette taille elle avait pas besoin de se pencher pour sucer 

Exclamations pseudo-scandalisées 

Alice
Je précise que ma tante Micheline était couturière et catholique. Une femme très respectable. 

Chantal
A la mairie au service des réquisitions y en a un d’allemand qu’est pas du tout grand. Ce serait plutôt le genre court sur pattes. Avec son gros bide on dirait un canard. 

Alice
Petites pattes, grande queue. Comme les rats musqués. 

Christine
C’est ta tante Micheline qui dit ça ? 

Alice
Non c’est mes observations. 

Chantal
Du coup, quand il passe on fait coin-coin. Une fois on a cru qu’il allait se mettre en colère, mais on lui a souri et il s’est mis à rougir. J’ai l’impression qu’il est complexé. 

Alice
Le sourire, y a que ça. Le sourire c’est la force du sexe faible. C’est la richesse du pauvre, n’est- ce pas ma Louise 

Louise
Oui patronne. 

Alice
Avec le sourire tout passe. 

Louise
Avec les fesses un peu aussi non ? 

Alice
Exactement, souris des fesses, souris tout court, ce sera gagné. 

Chantal
Comment est-ce qu’on sourit des fesses ? 

Christine
Y a qu’à demander. Y a qu’à demander à moi-même, que j’ai élue, à l’unanimité de mon suffrage : reine de la scène. 

Elle s’exécute. Se positionne face à elle, dans l’axe de la petite scène. Leur sourit de façon appuyée et fausse. Puis se tourne et se trémousse pour illustrer le sourire des fesses.
Puis Irène l’imite. Puis elles le font toutes les deux.
Leur public de quatre femmes approuve. Ce jeu de mimes peut aussi se poursuivre : on essaie le « clin d’œil qui tue ». Ou la position d’attente la plus charmante. 

La Grande Histoire secoue la tête de dépit, parent désespéré par ses enfants. 

La Grande Histoire
De certaines créatures il n’y a rien à tirer. Il faut croire que tout le monde n’est pas sensible à mon charme.
(Aux femmes qui ne l’entendent pas et jouent peut-être encore : Nous n’avons pas les mêmes gouts en matière de divertissement ! il-elle se reprend. Heureusement Les compagnons de jeu ne manquent pas. Il suffit de les recruter. Il suffit de cibler, dans la foule des indifférents sans goût, ceux qui seront les plus réceptifs. On les repère facilement (il-elle repère). Un je ne sais quoi de fébrilité, de surligné dans les gestes. Un je ne sais quoi… de théâtral.
Il suit des yeux un jeune homme à lunettes, Roland, qui s’est avancé vers une table désormais éclairée à laquelle est assis depuis le début un homme plus âgé, Sébastien.
Roland essaie d’attirer discrètement l’attention de Sébastien rivé à son journal. Comme s’il devait se cacher.
Sébastien finit par le voir. 

Roland : Je peux ? 

Sébastien le dévisage. Puis d’un geste fait signe que oui. Roland sourit, pas lui. 

Roland
Roland Ferniaux. Je vous dérange, désolé. 

Sébastien
Pendant ma lecture quotidienne, en plus. 

Roland
Pardon mais je ne vois personne d’autre à qui… 

Sébastien
A qui parler ? A qui parler de Marcel Cerdan ? Vous savez je suis très indécis. Evidemment il va boxer à domicile, à Paris, mais en face c’est du lourd ; c’est de l’espagnol. C’est résistant un espagnol. 

Roland le regarde en souriant. Il n’est pas dupe. 

Roland
Je sais qui vous êtes. 

Sébastien
Et vous venez m’en informer ? 

Roland
Je viens offrir mes services. Un temps. 

Chotard m’a dit que je vous trouverais là. 

Sébastien
Redites-le plus fort, je ne suis pas certain que tout le monde ait bien entendu. Et ajoutez le prénom, comme ça l’information sera complète : Emile Chotard, c’est bien ça ? 

Roland Pardon 

Sébastien
Je préfère les gens qui se corrigent à ceux qui s’excusent. 

Roland ne sait plus quoi dire ou faire. 

Sébastien
Commandez quelque chose, vous aurez presque l’air d’un client normal. 

Roland fait un signe. 

Sébastien
Les gens parlent trop. Surtout ceux qui devraient se cacher, c’est un comble. C’est un comble mais pas un paradoxe. Ceux qui résistent ont envie que ça se sache, on ne peut pas les priver de cette petite vanité là. Le seul moyen ce serait que leurs activités soient honteuses. Là on serait assuré de leur discrétion. Un délateur par exemple ça ne se vante pas beaucoup. Oui voilà il faudrait que résister soit aussi honteux qu’une délation par lettre. Comme ça tout le monde resterait anonyme. 

Roland
Je ne m’engage pas par vanité. 

Sébastien
Ah ? Pour quelle raison alors ? 

Roland
Pour défendre mon pays. 

Sébastien
Ton pays ça fait 18 mois qu’il est occupé, tu t’y prends tard. Un temps
Comment ça se fait ? Tu es communiste ? 

Roland
Je ne vois pas le rapport. 

Sébastien
Un bon communiste attend que son papa Joseph lui donne l’autorisation. 

Roland
Si j’avais été communiste, croyez bien que je ne m’en serais pas remis aux mots d’ordre d’un chef. C’est en ma conscience que… 

Sébastien
Tu es juif, alors. 

Un temps 

Roland
L’occupation est le problème de tous. La justice ne se divise pas. 

Sébastien le regarde un temps. 

Sébastien
La justice c’est un principe, non ? 

Roland
Je pense qu’elle mérite ce nom, en effet. 

Sébastien
Je me méfie des principes. Comme c’est très abstrait, ça a vite fait de se retourner, les principes. Voyez le pacifisme, c’est un principe. Eh bien certains pacifistes ont espéré les allemands. Un principe mène à tout et son contraire. C’est une boussole avec plusieurs nords 

Roland
Sous couvert de pacifisme, ce sont des fascistes ni plus ni moins. 

Sébastien
A y réfléchir, j’ai davantage confiance dans le ventre. Un ventre affamé a au moins des chances de le rester un petit moment. Et puis quand il est nourri, eh bien sa reconnaissance dure longtemps. Je crois même que ça s’appelle la reconnaissance du ventre. 

Roland
Jusqu’à ce qu’il trouve une autre main pour le nourrir. Et qu’il morde la première. 

Sébastien
Bien dit. Tu m’as l’air doué pour les mots. Ça m’inquiète. 

Ils se suspendent.
La Grande Histoire les écoutait avec bienveillance. 

La Grande Histoire
Les mots sont mes amis, mes lieutenants. Pour soulever une armée cinq mots font mieux que cinq-mille crises diplomatiques. Il doit y avoir des gaz de propulsion dans le verbe, et ainsi tout 

commence par là, comme Dieu ne l’ignore pas. Dieu ou son contraire ou les deux, c’est brouillé, je m’embrouille, j’adore m’embrouiller, je suis un puzzle dont toutes les pièces manquent, mes mots s’emportent, les mots m’emportent, chevauchant les mots nous irons loin. 

L’Allemand passe par là, comme quittant le café-cabaret. Il relaie la Grande Histoire. 

L’allemand
Avec les précautions d’usage, j’avais fait savoir à mes supérieurs que je trouvais peu… correct de donner les ordres de réquisition en allemand. Je m’étais proposé pour les traduire en français, en sorte de ménager les susceptibilités locales. La proposition n’a pas été retenue. On m’a dit qu’il fallait songer à être efficace plutôt qu’élégant. Je n’ai pas cherché à démontrer que l’un pouvait concourir à l’autre. C’était une occasion perdue de pratiquer le français. J’ai du me résigner à ne le parler que muettement, me récitant des fragments de Chamfort ou La Rochefoucauld. A moins de communiquer directement avec des gens d’ici. 

Christine en « scène ». Fait jouer le micro, le teste avec des onomatopées. 

Christine
Pourquoi on se crève à écrire des textes, franchement ? Les bruits de bouche ça suffit amplement. 

Irène, chantant.
Pourquoi on se crève à écrire des textes, franchement / Les bruits de bouche ça suffit amplement. 

Christine reprend cette mélodie improvisée en purs bruits de bouche. 

Table de Sébastien et Roland à nouveau. 

Roland
Je ne suis pas resté les bras ballants depuis un an. J’ai pris des initiatives. 

Sébastien
Des initiatives si efficaces que personne n’en a entendu parler. 

Roland
Les sifflets au cinéma au moment de Montoire, ça vous dit rien ? Et les huées sur la place Jeanne d’Arc, quand les Boches célébraient l’armistice. 

Sébastien
Ah c’était toi tout ce cirque… 

Roland
Moi et des camarades. 

Sébastien
Je crains que tu ne confondes l’action et le chahut. 

Roland
Dites-moi comment alerter la population en silence et je m’exécuterai. 

Sébastien
Apprends la discrétion, ce sera déjà bien. 

Roland
Je manque de discrétion ou de visibilité ? Faudrait savoir. 

Sébastien le scrute. Roland affronte son regard, comme s’il s’agissait d’un test. 

Sébastien 

20 ans ? 

Roland 

23 

Sébastien
Je n’aime pas beaucoup les jeunes. C’est dommage il n’y a que ça dans le réseau. Jeunes et exaltés. Jeunes donc exaltés. 

Roland
L’exaltation est ce qui fait défaut aux gens qui se résignent. 

Sébastien
Oui, c’est ce qu’on appelle une impasse : on rêve d’un courage sans exaltation mais sans exaltation il n’y a pas de courage. 

Roland
C’est vous qui êtes bavard, en fait… 

Sébastien est un peu décontenancé, pour une fois. 

Roland
L’idée c’est de décourager les gens qui vous rejoignent ? Vous trouvez qu’on est trop nombreux à se battre ? 

Sébastien
L’idée c’est qu’ils comprennent d’emblée qu’ils font une grosse connerie. Le pire étant qu’ils le savent, et qu’ils s’engagent quand même. Parfois j’en remets une couche, je les préviens qu’ils ont deux chances sur trois de finir avec une balle dans la nuque. Eh bien ils s’en branlent complètement. L’an dernier j’ai un imberbe qui m’a dit : je souhaite de tout cœur que ma mort serve à quelque chose. Je lui ai dit qu’une mort servait essentiellement à l’ennemi, sinon il ne lui viendrait pas à l’idée de vous tuer. C’était comme parler à un sourd. Il m’a demandé plus de missions. Il a fini par obtenir ce qu’il voulait. 

Roland
La mission ? 

Sébastien
La balle dans la nuque.
Un temps
Les individus de ton espèce cherchent les emmerdes, je ne vois pas d’autre explication. 

Roland
Là c’est vous qui m’emmerdez 

Sébastien
Et tu restes assis devant moi. C’est bien ce que je dis. 

Roland
J’attends des consignes. 

Sébastien
Des consignes… Encore un mot, tiens. 

Roland
J’attends qu’on me dise ce que je peux faire. 

Sébastien
Je suis sûr que tu y as réfléchi. 

Un temps 

Roland
Eh bien.. je pourrais réceptionner des parachutages. Héberger des prisonniers évadés ou des soutiens étrangers.
Cacher des armes, des explosifs. Saboter des voies ferrées… 

Sébastien 

Hum… 

Roland
Je me suis renseigné, je peux me procurer un Beretta. 

Sébastien
Tu veux un pseudonyme aussi ? Un temps 

Roland
Ce sera nécessaire, non ? 

Sébastien
Disons que ça complète la panoplie de ceux qui veulent jouer à la guerre. 

Roland
Un collabo ne parlerait pas autrement. 

Sébastien
Les collabos jouent aussi. 

Roland
Vous avez l’air bien renseigné. 

Sébastien
Tu me soupçonnes, tu te méfies, c’est bien. Il faut se méfier de tout le monde. Qui que tu rencontres, pars du principe que c’est un traitre. En temps de guerre les paranoïaques ont une espérance de vie supérieure à la moyenne.
Un temps
Moi je me méfie des gens qui agissent parce qu’ils sont en manque d’action. 

Roland
Oui ça doit exister. 

Sébastien
Alors qu’il n’y a rien d’indigne à ne pas avoir été mobilisés en 40. Un temps.
Deux bras de plus ou de moins, c’était la débâcle tout pareil. 

Roland
Comment vous savez ? 

Sébastien
Certains détails de ton apparence laissent penser que tu es myope. Ne me demande pas lesquels, j’ai mes petits secrets. 

Roland
Ce sont peut-être de fausses lunettes. 

Sébastien, sans l’écouter
Tu sais ce que tu risques, dans la vraie vie ? La récompense pour une dénonciation de résistants vient d’être haussée à 3000 francs. 3000 francs c’est très appétissant en temps de disette. Tu n’auras pas que les allemands sur le dos, crois-moi. 

Roland
Je ferai attention. 

Sébastien
Personne ne peut préjuger de ses facultés dans un merdier pareil. Moi la première fois que j’ai du me planquer pendant une perquisition d’allemands, je me suis pissé dessus. Je dis bien : pissé dessus. Littéralement. Tu visualises ? De l’urine. Dans mon caleçon.
Un temps
Trouve quelque chose à faire à ton niveau, ça suffira pour un début. 

Roland
Je prends contact avec vous pour me hisser à un niveau supérieur. 

Sébastien
Ca te flatte davantage. 

Roland
Et alors ça change quoi ? C’est le résultat qui compte, non ? 

Sébastien
Je ne sais pas. J’ai l’intuition que la raison pour laquelle on agit imprègne les actes eux-mêmes. Il faudrait que je prenne le temps d’approfondir. Tu as un métier ? 

Roland
Je travaille à la Gazette du Loiret. 

Sébastien
Eh ben voilà, on a trouvé. Ecris des articles subversifs. 

Roland
Vous savez très bien que le moindre écart est censuré en amont. 

Sébastien
Cherche quand même dans ce domaine. Si tu es sage, on te fera don d’une arme. Peut-être à Noel. 

Roland
J’avoue que j’espérais un accueil plus chaleureux 

Sébastien
Les mois d’hiver il ne faut pas m’en demander trop. Le froid pèse sur mes articulations. Ca me raidit. 

Roland
Vous aussi vous jouez. 

Sébastien
Est-ce que j’ai prétendu le contraire ? 

Roland comprend que la discussion est close, il se lève et repart sous escorte inconsciente de la Grande Histoire. Elle veille sur lui 

La Grande Histoire
Parfait, jeune homme. Tu as franchi le pas. Tu as franchi, comment dit-on déjà ? le Rubicon ! Des dés sont jetés. Des contacts sont pris. Des silex se frottent. Le feu va prendre. J’aime bien le feu, et la glace aussi. J’aime bien les deux. Chaud, froid. Chaud, froid. (il mime cette alternance, puis sans transition :) La guerre est une source inépuisable de récits. Il va y avoir des frictions, il va y avoir des fictions. Des frictions, des fictions ! (content de lui) Il va y avoir des histoires, il va y avoir de l’Histoire, et de la Grande. 

Marie-Noëlle et Chantal reviennent du café 

Marie-Noëlle
Allez à plus tard. Bonjour à Roland. 

Chantal
Une dernière cigarette ? 

Marie-Noëlle
Euh… oui, si tu veux. 

Elle en prend une dans le paquet de Chantal, qui se sert aussi. Il y a un silence. 

Chantal
J’aime bien fumer dehors. 

Marie-Noëlle
Profite, bientôt y aura plus de tabac non plus. 

Chantal 

Tu crois ? 

Marie-Noëlle
Plus de tabac, plus de café, ils veulent ma mort. Cette guerre veut ma mort. 

Silence. Marie-Noëlle fredonne « Plume », peut-être par gêne. 

Marie-Noëlle
Elle est bien cette chanson. Elle rentre dans la tête, c’est bon signe. 

Chantal, l’interrompant presque. Je vais avoir besoin de toi. 

Marie-Noëlle a compris. Silence. 

Chantal
Pardon mais je ne vois personne d’autre à qui.. 

Marie-Noëlle
J’ai dit que j’arrêtais. Je ne peux pas dire j’arrête et reprendre un mois plus tard. 

Chantal
Pour une amie, tu peux. 

Marie-Noëlle
C’est devenu trop risqué. Ils laissent plus rien passer. 

Chantal
Moi aussi je risque beaucoup. 

Marie-Noëlle
Pas la guillotine. Et la guillotine, au risque de te surprendre, ça m’attire pas du tout. 

Silence 

Chantal
Je te paierai. 

Marie-Noëlle
Je l’ai trop fait, ça a fini par me dégouter, tu peux pas comprendre, personne peut comprendre. 

Chantal
Je ne peux pas comprendre ta position, tu ne peux pas comprendre la mienne, personne ne comprend la position de personne. Ca n’a jamais empêché les gens de se dépanner. 

Marie-Noëlle
Tu trouves qu’en ce moment les gens se dépannent ? 

Chantal
J’en ai rien à foutre des gens. 

Marie-Noëlle
C’est toi qui en parles. 

Chantal
L’altruisme c’est quand on est en bonne santé. 

Marie-Noëlle
C’est pas une maladie, non plus. 

Chantal
Sans toi je suis foutue. 

Marie-Noëlle
Il en dit quoi, Roland ? 

Chantal
Roland n’est pas au courant. 

Marie-Noëlle
Il va pas tarder l’être. Fais voir. 

Chantal se met de profil. Marie-Noëlle pose la main sur son ventre. 

Marie-Noëlle
Il est grand temps. 

Chantal
S’il l’apprend il voudra le garder. 

Marie-Noëlle
Et tu ne pourras plus le quitter. 

Chantal
Ce n’est pas la question. 

Marie-Noëlle
Il me semble que si. 

Chantal
Il n’y a que toi qui la poses. 

Marie-Noëlle
Et l’amant il veut pas l’élever lui ? 

Chantal
L’amant ne sait rien non plus. 

Marie-Noëlle
T’as raison, ne leur dis rien, ça les arrange. Les affaires de femmes, moins ils s’en mêlent, mieux ils se portent. 

Chantal
Personne ne sait sauf toi. Toi j’ai confiance. 

Marie-Noëlle 

Ne confonds pas la confiance et le besoin. 

Silence de Chantal, façon d’admettre. 

Marie-Noëlle
Si tu me fais confiance, fais ce que je te dis : quitte Roland et élève cet enfant avec l’autre. 

Chantal écrase sa cigarette pour partir 

Chantal
Bon, très bien, merci pour tout. 

Marie-Noëlle
Si tu crains de froisser Roland, sache que tu le froisses tous les jours en lui cachant un truc pareil. Parce qu’il le sent. Les gens sentent ça. Les gens sont des bêtes. 

Chantal
Tu parles. Je pourrais me teindre en blond il se rendrait compte de rien. 

Marie-Noëlle
Eh bien il est temps qu’il se rende compte. Je veux bien t’aider si tu fais les choses correctement, honnêtement. Ce que tu attends de moi exige du courage, aie au moins le courage de la clarté 

Chantal
Tu m’en demandes beaucoup. 

Marie-Noëlle
Moi j’aimerais bien avoir à dire à un homme que je ne l’aime plus, au moins ça voudrait dire que je l’ai aimé. Aimer un homme, c’est bien, c’est beau 

Chantal
En aimer deux c’est très pénible. 

Marie-Noëlle
Aimer deux hommes ça n’existe pas. Y en a au moins un sur lequel tu te mens. 

Chantal
J’ai pas besoin de tes conseils, j’ai besoin de tes mains. 

La Grande Histoire, au public toujours
A ce train il n’y aura plus que des tragédies domestiques. La locomotive de l’Histoire sera remplacée par la poussive micheline du quotidien. Ce sera terriblement ennuyeux. Je n’aime pas m’ennuyer. J’ai horreur du vide. Mais n’y pensons pas trop. Profitons de mon heure de gloire, de mon apothéose. 

Alice la patronne du bar s’est avancée. Louise s’affaire, non loin. 

Alice
En 14 j’avais fait cette connerie de me retrouver sur le front. Bon pour mon amour-propre je précise que l’idée ne venait pas de moi. Elle venait de Maryse, ma meilleure copine de l’époque. Maryse voulait être utile, c’était son obsession, moi je trouvais ça étrange cette idée qu’on doit servir à quelque chose… J’ai fini par lui dire : tu devrais être contente, tu bosses à l’usine, t’es utile, maintenant que tous les hommes sont mobilisés c’est nous les bonnes femmes qui faisons tourner le pays. Eh ben non elle avait pas son content. Quand on s’est mis dans la tête de servir à quelque chose, c’est jamais assez. Et alors un jour je lui dis, comme ça pour rire : t’as qu’à aller soigner du poilu, paraît qu’ils manquent d’infirmières. Faire la blague, ça me perdra. La blague elle l’a prise tellement au sérieux qu’elle est partie le lendemain, et avec moi dans ses bagages. Arrivée là-bas on nous a pas demandé de diplôme. Ca tombe bien on n’en avait pas. Je m’y connaissais en médecine autant qu’en mécanique, mais à l’hôpital militaire il était pas question de médecine. Plutôt de charcuterie, et ça tout le monde peut.
Trois mois, on est restées. 14-18 je l’ai vue par son trou du cul, et croyez-moi la guerre ça fait pas des héros, ça fait des hommes qui réclament leur mère quand on les ampute, point à la ligne. Toujours leur mère, jamais leur père. Faudrait voir pourquoi.
Je sais pas si y a plus chiant sur terre qu’un homme malade. J’imagine qu’ils sentent que la virilité les quitte et que ce sera une grosse perte pour l’humanité. Les pauvres petits.
Souvent on en voyait arriver avec l’entrejambe trempé de sang. On se disait : celui-là il va être bien malheureux en redescendant de la morphine. Une pluie ininterrompue de détresses, voilà le bilan que j’en tire. Vingt ans après j’ai encore leurs cris qui me pourrissent mes nuits. Maman maman. Jamais papa. Faudrait voir pourquoi. 

Chantal, seule dans un espace qui figure un intérieur. Table, meuble, poste de TSF.
Elle est assise, pensive. Le poste de TSF émet une chanson de Maurice Chevallier. « Ca fait d’excellents français »
Les lèvres de Chantal reproduisent machinalement les paroles. Elle pense à autre chose. 

Roland arrive. 

Roland
Ca va ? T’es rentrée tôt dis-donc. 

Il l’embrasse sur le front. 

Roland
Le poêle est éteint ? 

Chantal
On n’a plus de tickets pour le charbon. 

Chantal se lève. Elle est nerveuse. Elle coupe le poste. 

Roland
Coupe pas, je l’aime bien celle-là. 

Chantal
On s’entend pas parler. 

Roland
On va baisser le son 

Il s’engage pour le rallumer. 

Chantal
Non, pas de son du tout c’est mieux. 

Roland
Comme tu veux. C’était juste cette chanson. Je l’aime bien. 

Chantal
Moi elle m’énerve 

Roland
Et pourtant tu l’écoutais. 

Chantal
Je n’écoutais pas la chanson, j’écoutais la radio. 

Roland
Moi je l’aime bien. 

Chantal
Oui tu l’as déjà dit. 

Roland ne perçoit pas cette irritation, absorbée dans une pensée qui le ravit. Roland, avec retard. 

Comment ? Chantal 

Que tu aimes cette chanson. Tu l’as déjà dit. Pour elle-même. Moi je l’aime pas. 

Elle le regarde à son insu 

Chantal
Roland il faut que je te parle. 

Roland, cette phrase de Chantal le déclenche.
Moi aussi il faut que je te parle. J’hésitais mais il le faut. Tu dois savoir. 

Chantal ne comprend pas. Il lui prend la main. Il y a un suspens. 

Roland
Ça y est !
Un temps
J’ai établi le contact. 

Chantal
Qu’est-ce que ça signifie, établir le contact… 

Roland
C’est comme ça qu’on dit, c’est le code. 

Silence de Chantal 

Roland
Ils sont d’accord pour me confier des missions. 

Chantal
Tu as vu qui ? 

Roland
Le chef du secteur. 

Chantal
Alors pourquoi tu dis ils ? 

Roland, sourit, ne comprenant pas
Euh, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un homme. 

Chantal
Tu dit « ils sont d’accord », comme s‘ils étaient plusieurs… 

Roland
Cet homme est en contact avec beaucoup d’autres. 

Chantal
Avec le Général de Gaulle tu crois ? 

Roland
Hum, je ne sais pas, il faut voir que De Gaulle est loin, mais rien n’est exclu… 

Chantal
Laisse tomber. Je plaisantais. 

Roland attend qu’elle lui pose des questions. 

Roland
Le détail des missions n’est pas encore défini. 

Chantal
Je ne t’ai rien demandé. 

Roland
De toute façon il ne vaut mieux pas que tu saches. Question de discrétion. 

Chantal
En me cachant tout, tu serais assurée de ma discrétion… 

Roland
De près ou de loin ça t’implique. Il se peut que j’aie à cacher des gens ici. D’une certaine manière tu es engagée aussi. 

Chantal
Je suis heureuse de l’apprendre. 

Roland
Et puis comment je pourrais cacher une chose si importante à la femme que j’aime ? Ca n’a plus de sens si on se dissimule l’essentiel 

Un temps 

Chantal
C’est quoi l’essentiel ? 

La patronne reprend. 

Alice.
Donc là quand j’ai vu que ça repartait, j’ai pas su tout de suite ce que j’allais faire, bazarder le café ou pas, quitter Paris ou quoi, mais j’avais une certitude : cette fois on me verrait pas sur le front. Bon de toute façon la question s’est pas posée, parce que de front y en a pas eu… 

Chantal, à part
C’est quoi l’essentiel ? C’est quoi l’essentiel ? C’est quoi l’essentiel ? 

Alice
Evidemment j’ai tout de suite pensé à monter un bordel. Dans le genre commerce c’est quand même ce qui se fait de plus lucratif en temps de guerre. Tous ces hommes loin de leurs femmes, faut bien les occuper. Et puis pendant qu’ils baisent au moins ils tuent personne. Si Maryse était pas morte du typhus, elle aurait été ravie, elle aurait eu de quoi être utile. Surtout qu’elle avait de l’énergie à revendre, Maryse. Enfin je veux dire avant le typhus.
Malgré tout ça, le bordel j’aime mieux pas. Comme dit ma cousine qu’est maquerelle à Montargis : le bordel, beaucoup d’argent, beaucoup de maladies. Moi qu’ai un peu trainé mes guêtres dans cette zone là autour des années 19-20, je confirme : beaucoup de maladies. 

Les maladies les allemands ça les panique. Ils veulent les fesses sans les microbes. Pourquoi pas la guerre sans mort, tant qu’on y est. Du coup ils t’enquiquinent en permanence sur les examens de santé, faut que les filles en fassent un par jour et qu’elles montrent au client le petit papier du docteur. Bonne ambiance. Très romantique. S’ils savaient comment elles l’obtiennent du docteur, le petit papier, mais bon passons. 

De toute façon le marché est pas ouvert, les allemands réquisitionnent les bordels et gèrent les festivités. Les filles sont de chez nous, mais les murs sont à eux, et même l’argent qu’on y fait. C’est là que je me suis dit qu’un petit cabaret en province ferait l’affaire. Bon, quand je vois les clients reluquer le derrière de mes chanteuses, je me demande si ça change vraiment la donne. Mais je m’arrange pour qu’au moins ce soit clair dans leur tête : ici on touche avec les yeux. 

Derrière elle sont réapparues les tables de cabaret, la scène, le groupe, l’allemand de dos. Christine et Irène immobiles sur scène dans une pose de statue.
Quelques secondes de jazz manouche. Peut-être un air yiddish. 

Chantal et Yvan, jeune homme. Une chambre. Différence importante avec le décor domestique précédent : il y a un lit. Chantal est assise dessus. Yvan en caleçon-marcel commence à l’étreindre. Elle semble un temps se laisser aller puis se dégage. 

Yvan
Mauvais jour ? Chantal ne dit rien. Mauvais jour.
Il allume une cigarette Mauvais jour de fille ? 

Chantal
En ce moment c’est plutôt calme de ce coté là. 

Yvan Comment ? 

Chantal Rien. 

Yvan
Bon je vais me rhabiller moi. N’hésite pas à m’interrompre si jamais tu es subitement gagnée par une pulsion. 

Chantal ne peut s’empêcher d’esquisser un sourire. 

Yvan
Et sinon on peut savoir ?
Un temps.
C’est très énervant cet entre-deux. Si y a un problème, soit tu l’exprimes, soit tu le tais. Mais si tu le tais, fais en sorte de le taire totalement. 

Chantal
Je n’en parle pas. 

Yvan
Mais je l’entends quand même. Je ne veux rien entendre. 

Chantal
« Je ne veux rien entendre » Tu parles comme un caporal. 

Yvan
Caporal c’est élevé comme grade? Tant qu’à être un con j’aime autant être puissant. 

Chantal
Evidemment le petit bourgeois dispensé du service par l’intervention de son papa magistrat ignore tout de l’armée. 

Yvan
Bien envoyé. Bien jugé. Je pense que je mérite la guillotine. 

Chantal
Tu seras gracié au dernier moment… 

Yvan
… grâce à une intervention de mon papa magistrat. Après un temps, il lui fait face résolument. Qu’est-ce qui se passe ? 

Elle l’embrasse pour ne pas parler. Ils s’étreignent. 

Yvan
Je me redéshabille ? 

Elle se dégage encore. Le fixe. 

Chantal
Roland entre dans la résistance. 

Un temps. 

Yvan
Forcément. Il ne pouvait pas rater ça. 

Chantal
Si, il avait le choix. Puisque certains décident de ne rien faire, c’est bien qu’il y a un choix. 

Yvan
Les rôles de héros ne m’intéressent pas. 

Chantal
Pourquoi tu te sens visé ? 

Yvan
Parce que tu me vises. 

Chantal
Roland ne veut pas être un héros, il veut être juste. 

Un temps. 

Yvan
La question, là, n’est pas de savoir si ce que tu dis est crédible, ça ne l’est pas, mais de savoir si tu crois à ce mensonge, si tu te fais vraiment croire que Roland ne joue pas aux héros. 

Chantal
N’importe qui penserait comme moi en le voyant faire. 

Yvan
Oui, n’importe qui aurait ce réflexe de langue. Roland résiste, donc Roland est juste. Mais est-ce que les réflexes de ta langue correspondent à ce qui se passe en toi. A ce qui se passe là.
Il a pointé son ventre.
Elle le regarde encore longuement. 

Chantal
J’aime sa foi dans la justice, dès le début j’ai aimé ça. 

Yvan
Dès le début tu t’es racontée cette fable. 

Chantal
Comment tu sais ? T’as un don de seconde vue ? Tu vois à travers l’épiderme ? 

Yvan
J’ai ce qu’on appelle des yeux perçants. 

Chantal 

Alors ils sont sélectifs. 

La Grande histoire, jamais loin, s’immisce, invisible, dans leur espace. Comme pour sonner la fin de cette parenthèse par trop intime. 

Yvan
Quand j’entends quelqu’un ressasser un refrain, je me dis qu’il n’en croit pas une miette, et qu’il le répète pour s’en convaincre. Là tu t’es dit : Roland résiste, c’est beau, c’est splendide, c’est magnifique. Chaque adjectif un coup de marteau pour enfoncer le clou pointé sur ton crane. 

Chantal
Roland a grandi dans un milieu pauvre, pas dans une bibliothèque. Ça forge d’autres tempéraments. Ca forme des gens plus conséquents. 

Yvan
Beau travail d’élucidation. Mais ta question à toi n’est pas celle-là. Ta question à toi c’est qu’est- ce que tu fais là ? Qu’est-ce que tu fais à passer des heures avec un petit bourgeois inconséquent ? 

Silence 

Yvan
On ne tombe pas amoureux de la vertu. Tu es de mieux en mieux placée pour le savoir. 

Chantal
C’est pourtant bien avec Roland que je vis. 

Yvan
Parce que tu n’écoutes pas tes désirs. Tu écoutes la vieille morale. 

Un temps. 

Chantal
Tu as raison. C’est du vice qu’on tombe amoureux et c’est toi que j’aime. 

Yvan
Le contraire de la vertu n’est pas le vice, c’est la lucidité. 

Chantal
Toi aussi tu te donnes le beau rôle, Yvan. Sur ton compte on pourrait prononcer un autre verdict. 

Yvan
Oui, la peine capitale, on a bien compris. 

Chantal
Par exemple on pourrait dire que tu es un égoïste. 

Yvan
En tout cas je m’y efforce. C’est parfois difficile. La vielle morale bride l’égoïsme. La vielle morale refuse qu’on s’écoute. 

Un temps 

Yvan
Tu sais ce que ça s’est dit là-dedans ? (il repointe l’index sur le ventre) 

Chantal, repousse sèchement sa main Arrête avec ça ! 

Elle a crié. Yvan se fige un instant. Puis reprend. 

Yvan
Tu sais ce que ça s’est dit là-dedans quand Roland t’a informé de son noble enrôlement ? Ca s’est dit : formidable, je le verrai moins et je verrai davantage Yvan, ça résout une partie de mon problème, l’idéal serait qu’on envoie le grand résistant dans le maquis, et très longtemps, et qu’il ne revienne jamais, oui là ce serait parfait ! Voilà ce qui s’est dit que tu n’as même pas eu l’idée d’écouter ! 

Un temps 

Chantal
Comment tu peux dire une chose aussi monstrueuse. 

Yvan
Tu préfères que je te mente ou que je te ménage ? Qu’est-ce qui est le plus respectueux pour toi ? Qu’est-ce qui fait le plus honneur à ton intelligence ? 

Chantal
Tu ne devrais pas associer systématiquement la cruauté et la vérité. 

Yvan
Les gens ne veulent la vérité qu’à condition qu’elle fasse du bien. 

Chantal
Dans les moments de faiblesse oui c’est ce que les gens souhaitent. 

Yvan
On ne devrait pas penser dans les moments de faiblesse 

Chantal
Alors ne me demande pas de penser en ce moment. 

Silence 

Yvan
Dieu préserve mes pièces d’être lues par des gens comme toi. Dieu me préserve des gens qui vont au théâtre pour être consolés. 

Chantal
Tu n’as pas écrit des pièces, mais une seule. Une seule pièce, que personne n’a lue. 

Un temps. Yvan soudain moins dominateur. 

Yvan
Si, toi. Et sans m’en toucher un mot. 

Chantal
Ça valait mieux pour toi. 

Yvan
Ah, tu vois que tu peux être cruelle quand tu veux. 

Chantal
Tu préfères que je te mente, que je te flatte, que je dise que l’Europe est suspendue à ta plume ? Qu’est-ce qui fait le plus honneur à ton intelligence ? 

Yvan
Allez vas-y, accorde-toi une petite revanche. Je la mérite. 

Chantal
Chacun ses points faibles. Le tien c’est le théâtre. Là tu n’es plus qu’un gosse de sept ans qui veut qu’on l’admire. 

Yvan
Garde ton admiration pour Roland. Ca vous fera tenir. L’entraide c’est la vie post-mortem de l’amour. 

Chantal
Je croyais que tu détestais les formules. 

Yvan
Bientôt crois moi il y aura DES pièces. Une fois la première publiée, tout roulera. Il suffit d’établir le contact. 

Chantal
Etablir le contact… 

Yvan 

Oui, à Paris. C’est là-bas que ça se passe. C’est là-bas que tu me suivras. 

Chantal
A quoi te servirais-je ? Je ne connais aucun éditeur… 

Yvan
Ne formule pas des hypothèses cyniques pour m’entendre les réfuter 

Chantal
J’essaie de me mettre au service de ta petite entreprise… 

Yvan
Je ne t’ai rien demandé… Si tu veux me rendre un service, cesse de te mentir. Oublie trois secondes la morale, et représente-toi clairement ce qui te préoccupe le plus…
Un temps. Il la regarde dans les yeux.
Est-ce que c’est la guerre ?
Un temps
Est-ce que c’est la justice ?
Un temps
Est-ce que c’est la patrie ? 

Chantal
C’est vrai j’ai d’autres préoccupations. Mais je m’en passerais bien. 

Yvan
Ah oui, pardon. « Mes soucis personnels passent avant ceux de l’Europe, mais sachez que je m’en passerais bien… » 

Chantal
Arrête ! Tu ne sais pas de quoi tu parles… Elle a encore crié. 

Yvan
Je ne sais rien, mais je sais que tu es ici. 

ACTE 2 

Ambiance semblable à celle du début de l’acte 1
Les musiciens jouent d’abord un instrumental doux, peut-être en acoustique 

Irène et Christine sont plus ou moins au travail. Elles cherchent. 

Dans la continuité de son déplacement précédent, la Grande Histoire s’est replacée au centre. 

La Grande histoire
Voyez-vous je n’exige rien d’autre qu’un peu de courtoisie.
Il y a des gens discourtois. Oui cela existe. Il y a des hommes qui ne se découvrent pas au passage d’une dame – moi à mon passage je n’ai pas à me plaindre, les hommes s’agenouillent. Je leur dis mais enfin relevez-vous messieurs, vous me gênez je ne mérite pas tant d’égards, pas tant de… oh une bague comme c’est charmant. Comment ?! Combien vous a-t-elle couté ?! Grand fou ! Je ne mérite pas tant d’égards ! Si ? Vous trouvez que je les mérite ? Petits flatteurs… (il-elle fait la coquette, se prend au jeu, s’embarque dans cette scène, puis reprend son discours de plus belle, soudain effrayant). Il y a des gens discourtois, des gens insociables, des sauvageons, des mauvaises pousses, des barbares ! Des gens qui, le croirez-vous ?, ne se mêlent de rien !
Il-elle souffle. Elle s’est emportée.
Ils disent : ce ne sont pas mes affaires. Ils disent : ça ne me regarde pas. Mais enfin, si rien ne regarde personne qu’est-ce que je deviens ? Qu’est ce qu’on devient ? On va tous au lit, pour un sommeil qui ne dissemblera pas du néant.
Peine
Nous n’avons pas dit que nous aimons le néant, nous avons dit que nous aimons le mouvement éperdu qui y tend.
Contente de cette dernière formule.
Or ce mouvement n’existe que si, à un moment même bref, QUELQUE CHOSE REGARDE QUELQU’UN. Depuis la nuit des temps, je n’ai jamais procédé autrement : je me déclenche quand un beau matin en se levant un individu sort de son terrier, apprend on ne sait comment ce qui s’est passé à 200 ou 20000 kilomètres de là et se dit : ça me regarde ! je suis concerné ! moi vivant il ne sera pas dit ! moi vivant plus jamais ça ! l’affaire d’un seul est l’affaire de tous ! C’est ma préférée celle-là. C’est le sésame de tous les possibles, de toutes les horreurs. L’affaire d’un seul est l’affaire de tous, et alors tout le monde jaillit du terrier — je déteste les terriers, dans les 

terriers on se terre et qu’est-ce que je fais moi si tout le monde se terre ? qu’est-ce que je fais si tout le monde cultive son minable petit jardin de quartier pavillonnaire ?
Un temps
Qu’est-ce que je fais ? Allumette. 

Il en a sorti une. La regarde. La chérit. 

Je craque une allumette.
Ce n’est pas plus compliqué. Je craque une allumette, la flamme lèche un petit fagot de paille que je dispose à l’entrée du terrier. Et j’attends. Ca va aller très vite. Ils ne vont plus tarder à fuir le terrier enfumé, et leur poil enflammé embrasera les fougères. Le feu grossira en incendie de forte. Chacun devra sortir du bois. Chacun devra se sentir concerné, avoir un avis, prendre une position, même les sauvageons, même les discourtois, personne ne sera dispensé, pas même ceux qui prétendent m’échapper, mais on ne m’échappe pas, même planqué sous un meuble je tire tout le monde par le fond de culotte, allez c’est fini la bouderie, soyez mignons, venez jouer avec les autres, oui voilà avancez par là, montez les marches et il ne vous restera plus qu’à pousser la grande porte et entrer dans l’Histoire. 

Irène
Il nous faut un thème 

Christine
Le thème on l’a, palala-lala-lalala 

Irène
Le thème on l’a mais il nous manque un thème. 

Christine
Il nous manque un sujet. 

Irène
Une fois qu’on a le sujet ça vient tout seul. 

Christine
Des sujets y en a pas trente-mille. 

Irène
Y a l’amour et puis quoi ? 

Christine
Y a la mort mais sinon ? 

Irène
On va demander à ton grand blond s’il a un sujet de prédilection. 

Christine
Un, c’est pas mon grand blond, deux, c’est une très mauvaise idée. On va se retrouver à écrire sur la choucroute. 

Irène
Tous les allemands n’aiment pas la choucroute. 

Christine (en mélodie :)
Tous les allemands n’aiment pas la choucroute. 

Irène
On peut chanter sur n’importe quoi. 

Christine
On n’a qu’à écrire sur n’importe quoi 

Irène
Oui mais sur quoi ? 

Christine
Sur n’importe quoi. 

Irène Hum… 

Christine
Il suffit de partir de rien. Il suffit d’un mot. 

Irène Table ! 

Christine
Table, table, table. Chantant : je mets la table, tu mets la table 

Irène, enchainant
il me prend sur la table… 

Christine
Faut un autre mot. 

Irène Parachute. 

Christine
Pourquoi pas. (chantant vaguement :) Je mets n’importe quel mot devant n’importe quel autre, ça fait n’importe quelle phrase. Je mets une table sous un parachute, ça donne n’importe quoi. 

Irène, pareil 

Je me parachute sur une table, c’est n’importe quoi. Je m’attable sur un parachute, c’est n’importe quoi. 

Christine, retour à la parole C’est un peu n’importe quoi. 

Irène
Moi ça me va. 

Christine, chantant
N’importe quoi oh oui ça me va 

Irène, même jeu
N’importe qui c’est ça la vie. 

Christine J’ai faim. 

Irène
Moi aussi. 

Christine
C’est pas normal d’y penser. Quand on crée on ne devrait pas penser à l’estomac. 

Irène
Ma mère me disait : t’es qu’un ventre. Et d’autres fois elle me disait : t’as que la gueule pour avaler des patates et le cul pour les chier. C’était contradictoire. Je lui disais : si j’ai une gueule et un cul, je n’ai pas que le ventre. Elle me disait : commence par te taire et après on discutera. 

L’allemand est assis à sa table, mais tourné vers public. 

L’allemand
Je ne devrais pas dire « les français ». Je devrais distinguer. Il faut de tout pour faire un peuple. Des ouvriers, des paysans, des notaires, des cireurs de chaussure. Des commerçants, aussi. Un commerçant n’est pas français ni allemand ni rien. Un commerçant habite un pays qui est son commerce. Pour peu qu’on y pénètre, il vous accueille chaleureusement. Avec les commerçants on peut toujours commercer. Le directeur de l’hôtel de luxe que nous occupons a d’abord ronchonné, puis il a compris que la perte sur les chambres serait compensée par notre présence durable. Le plein de couverts chaque jour, même à prix négocié, c’était inespéré. 

En même temps : 

Irène
Si on n’avait pas à se nourrir, on serait libre. 

Christine 

Oui oui, et si Hitler était français, on aurait gagné la guerre. 

Reprise : 

L’Allemand
Les gens ont besoin de pain. Pour du pain il faut un gagne-pain. Partant de là ils calculent. Ils calculent que vendre des produits hors des tarifs de rationnement leur rapportera plus cher. Ils calculent qu’avec nous ils peuvent pratiquer le marché noir sans craindre de se faire prendre. De notre côté nous sommes très contents de d’avoir en abondance des produits rationnés. C’est un échange de bons procédés. Ils appellent ça le marché brun je crois. Nous les porteurs de la peste brune nous sommes porteurs d’une bonne nouvelle économique. 

La grande Histoire, en bonimenteur
Il se trouve toujours une poignée de fous pour rêver qu’un jour l’humanité se calmera. Très bien, très bien. Le rêve pourquoi pas. Le rêve est mon meilleur catalyseur. Mais est-ce qu’ils s’imaginent ce que le calme signifierait pour moi ? Une faillite ! Un camouflet ! Non vraiment je vous le dis avec courtoisie, c’est n’importe quoi. 

Christine, chantant
N’importe quoi oh oui ça me va 

Irène, même jeu
N’importe qui c’est ça la vie. 

Chant, Irène-Christine 

N’importe quoi moi ça me va. N’importe quoi ça vient ça va. Je voudrais être n’importe qui N’importe qui c’est l’infini. 

L’allemand
Avec le reste de la population l’équilibre est plus difficile. Avec les ouvriers, les paysans, les notaires, les cireurs de chaussure. Au fil des mois ces gens réalisent que nous les pillons pour ravitailler le front de l’Est qui n’avance pas. Qui a pu croire que les Français se tiendraient tranquilles dans ces conditions ? Je ne dois pas dire les Français. Je n’aimerais pas qu’on dise les Allemands. Je n’aime pas le cochon. Je préfère la viande blanche. 

Louise, un plateau dans les mains, s’est approchée de la table de l’allemand. Elle lui sert une assiette. 

Louise
Voilà pour monsieur. Et c’est pas de la choucroute, hein. 

L’allemand
Dieu m’en préserve. 

Louise 

Ca se dit « Dieu m’en préserve » en allemand ? 

L’allemand
Nous n’avons pas moins que vous besoin de la protection de Dieu. 

Il commence à manger. Louise, aux deux filles 

Il vient aussi le midi maintenant. Il est complètement accroché. 

Irène
Ca s’appelle une passion. J’ai lu que les allemands étaient des passionnés. Ils ne font jamais les choses à moitié. 

La Grande Histoire
Pour le bonheur de l’Europe. 

Louise
Moi ce qui me questionne, c’est quand même de le voir là tous les soirs. Les boches ils ont rien à faire de leur journée ou quoi ? 

La patronne l’interpelle depuis le comptoir. 

Alice
Les boches je sais pas, mais toi t’as de la cuisine sur le feu. Allez on s’active. 

Louise
Hé ho, on me parle pas comme à un bourricot ! 

Alice
Jamais de la vie, mon amour. Du respect, toujours. Mais on laisse pas les clients crever de faim. 

Irène
Ni les artistes. 

Christine
Qu’est-ce qu’on mange aujourd’hui ? 

Louise
Des merveilles comme tous les jours ! 

Christine Du canard ? 

Louise
Bien sur ! en magret ! 

Irène
Du caviar ? 

Louise
Au champagne, s’il vous plait ! 

La Grande Histoire, au public
On dit que partout où je passe c’est la famine. Oui c’est ce qu’on dit
d’intention, une instruction à charge ! Une enquête honnête conclurait qu’avec moi beaucoup s’engraissent. 

Louise
Des tickets pour le pain, des tickets pour le poisson, des tickets pour le lait : moi je dis qu’on aurait plus vite fait de bouffer les tickets. 

Alice
Félicité, la bonne de ma tante, disait toujours : quand on manque de tout, on manque de rien. 

Louise et les autres sont perplexes. 

Alice
Oui moi non plus j’ai jamais bien su ce qu’elle voulait dire. 

Christine
C’est de la sagesse populaire. Comme je n’ai rien, je dis que je n’ai besoin de rien. 

Irène
Faudrait pas confondre sagesse et résignation. 

Louise
C’est pas la même chose ? 

Irène
L’autre jour les ménagères de Montargis sont descendues dans la rue pour protester contre la pénurie de farine. 

Louise
Et nous on fait rien. 

Alice
Nous on la ferme et on cuisine, bourricot. 

Louise
Et avec quelles victuailles je vous prie ? 

et c’est un procès 

Alice
Tu vas bien trouver 

Christine
Tu vas te débrouiller 

La musique part, chanson d’Irène et Christine, en rejoignant la scène ou non. 

Vas-y Louison invente nous donc Une recette maison !
Vas-y Louison prépare nous donc Une omelette restriction ! Sans lait
Sans beurre
Sans œufs
Et sers-nous là sans les mains 

Et si t’as le temps fais nous aussi Une viande sans animal
Et si t’as le temps prépare aussi un café national ! 

C’est la vie système D D Comme démerde D Comme débrouille, D comme dépatouille 

Vas-y Louison invente nous donc

Une recette de misère

Vas-y Louison fais nous donc

une mayonnaise de guerre !

Sans moutarde
Sans vinaigre
Sans œufs
Et sers-nous la sans les doigts 

Et si t’as le temps chante nous aussi Un opéra de quat’sous
Oui si t’as le temps prépare aussi Un chou-fleur sans chou (ni fleur) 

C’est la vie système D

D Comme démerde

D Comme débrouille,

D comme dépatouille 

c’est la vie en plan B
A la place des bas de soie je mets du fond de teint

A la place du cuir, j’ai des semelles en bois
A la place de l’essence je mets du gazogène

J’ai pas l’original mais le doublon
J’ai pas la chose j’ai son ersatz
ersatz ersatz ersatz (prononciation alemande) 

Et si l’ersatz vient à manquer Toujours il nous resteraaaaaaaa Le rutabaga ! 

Roland et Sébastien assis l’un en face de l’autre, comme précédemment. 

Roland
Je crois que j’ai une idée 

Sébastien
Je savais que tu trouverais. Les idées c’est ton domaine. 

Roland
Je vous la dis ? 

Sébastien
Je ne sais pas, qu’est-ce que t’en penses ? 

Roland perçoit l’ironie. 

Roland
Je connais un ouvrier de l’imprimerie où on tire la Gazette. Je peux lui passer des tracts à faire. Sébastien ne relance pas
Ensuite il m’aidera à en glisser un dans chaque exemplaire de journal.
Sébastien écoute
Il y a 2000 abonnés dans la ville, c’est pas négligeable pour le message. 

Sébastien
Ce sera quoi le message ? 

Roland
Je comptais sur vous pour me le souffler. 

Sébastien
Moi je n’ai rien à dire. 

Roland
Je ne parle pas de discours, je parle d’informations. 

Sébastien
Eh bien des armes seront parachutées samedi dans le bois de Forcy. C’est une information. 

Un temps 

Roland
Oui j’écrirai ça et je déposerai des tracts à la Feldgendarmerie. Je ne pense pas que les allemands soient au courant. 

Sébastien
Tu progresses 

Roland
Au départ j’avais pensé : « Les Boches dehors. Vive la France libre ». 

Sébastien
C’est original dis-donc 

Roland
Le but est d’être original ? 

Sébastien
Le but n’est pas forcément de clamer ce dont tout le monde est convaincu. 

Roland
Vous avez vraiment l’impression que tout le monde… 

Sébastien
Veut chasser les Boches ? Oui. Maintenant oui. La haie d’honneur ça va deux minutes. 

Roland
Mais est-ce que tout le monde veut la liberté ? 

Sébastien
Ca je te laisse inventer le théâtre à thèse pour approfondir la question. 

Roland
Je pensais aussi à : pas de victoire sans lutter. 

Un temps 

Sébastien
Dans ca cas il faudra signer La Palisse. 

Roland
Des évidences pour vous n’en sont pas pour tout le monde. 

Sébastien
Il est comment ton imprimeur ? 

Roland
Au départ c’est moi qui leur livrais les épreuves du journal. Du coup on fumait un ou deux clopes ensemble. C’est un ami, il est fiable. 

Sébastien
En temps de guerre il faut savoir disjoindre les deux. On ne trahit que ses amis. Qu’est-ce qu’il pense du Marechal ? 

Roland est surpris. 

Sébastien
Deux tiers de la population estiment que Pétain a bien fait de se soumettre, ton ami a deux chances sur trois de penser pareil. 

Roland
Si c’était le cas je ne partagerais pas des bières avec lui. 

Sébastien
Tu ne bois qu’avec des hommes justes ? Elle doit être morne, ta vie. 

Roland
Vous en êtes un et je me demande pourquoi vous en avez tellement honte. 

Sébastien
On parle souvent de la honte qu’il y a à laisser faire, la honte munichoise. On ne parle jamais de la honte de s’engager. La honte de l’indignation. 

Un temps. Roland semble méditer cela. 

Roland
Les gens passifs le sont moins par honte que par confort 

Sébastien
Alors pourquoi ton imprimeur accepterait de t’aider 

Roland
Parce que c’est moi qui lui demande. 

Sébastien 

Moi si tu me demandes un service je ne suis pas sûr de te le rendre. 

Roland
Vous n’êtes pas un ami. 

Sébastien sourit. Ce Roland commence à bien lui plaire. 

Sébastien
Si l’affaire suit son cours, je t’enverrai quelqu’un de chez nous pour glisser les tracts. Quelqu’un qui ne sera pas ton ami. C’est plus sûr. 

Roland Très bien ! 

Un temps. Sébastien le regarde. 

Sébastien
Tu peux ajouter « mon capitaine », si tu veux. 

Roland
Je ne comprends pas. 

Sébastien
Ca ne te ferait pas plaisir de dire « Très bien mon capitaine » ? 

Roland
Je suis quand même un peu moins puéril que vous le pensez. 

Sébastien
Dans ce cas tu indiqueras un lieu et une heure très précis pour notre camarade. 

Roland
Je n’y ai pas encore réfléchi. 

Sébastien
Et voilà. Beaucoup d’idées, pas de sens pratique. C’est la France. 

C’est la pause. Les filles mangent. Louisa est en train d’alimenter le poêle. 

Christine
C’est pas si mauvais. 

Irène
Mais pas si bon. 

Christine
Si c’était moins mauvais… 

Irène
…ce serait presque bon. 

Christine
C’est quoi d’ailleurs ? 

Irène
De la viande, on dirait. 

Christine
De la viande de rongeurs, alors 

Irène
Du castor peut-être. 

Christine
A moins que ce ne soit… 

Irène
Du Rutabaga ! 

Elles rigolent. 

Louise
La mangeaille c’est secondaire tant qu’on est au chaud. La grande ligne de démarcation, c’est avoir froid ou pas. 

Christine
Cailler ou ne pas cailler, that is the question 

Irène, théâtre
To be cold or not to be cold. 

Louise
Moi c’est simple j’ai caillé trente ans sans discontinuer. Une ferme déjà c’est pas chauffé, mais alors une ferme lorraine je vous raconte pas. Mon père dormait avec un bonnet. Pas un bonnet de nuit, hein. Un bonnet. En laine. Et deux bonnets auraient pas été de trop.
Quand je me suis installée à Nancy avec Michel, ça a été pire. Vivre dans un deux-pièces sans cheminée c’est comme vivre dehors mais en payant un loyer. Alors on passait les soirées au café, au moins y avait un poêle, mais du même coup on picolait comme des bidasses, ça faisait partir les sous et ça arrangeait pas les humeurs de Michel. C’est à cette période qu’il a commencé à me taper. Michel c’était un nerveux. Même quand tout allait, quelque chose le contrariait. J’ai fini par comprendre que c’est vivre qui le contrariait. Y a des gars comme ça, pas faits pour la vie. Fallait qu’il tape quelqu’un, et c’était moi qu’il avait sous la main. 

Mini solo de batterie. 

Louise
Le lendemain au réveil il faisait semblant de pas se souvenir. Et moi je faisais semblant de le croire. Quatre ans comme ça, avec le recul ça semble étrange mais quand on y est on trouve ça normal. Le normal c’est ce qu’on vit. Je vivais avec un type violent donc c’était normal. Quand il a été mobilisé en juin 40, mon premier réflexe ça a été la peur de le perdre. J’ai même pleuré tiens. Et puis une fois que je me suis fait à l’idée, une fois que son départ est devenu normal, j’ai pensé : bon débarras. Sur le quai de gare, il m’a dit adieu, j’ai dit tu crois pas si bien dire. 

Batterie. 

Louise
Ce pauvre crétin. Il doit bien se les geler à l’heure qu’il est. Les allemands ils ont l’air polis comme ça, mais faut pas croire qu’ils chauffent les camps de prisonniers. Ou peut-être que si. Je sais pas. Il m’écrit pas de lettres. Faudrait intercepter celles qu’il envoie à sa maitresse, si tant est qu’il l’ait pas lourdée elle aussi. Bah même si c’est le cas, faites-lui confiance pour en avoir attrapé une autre. Une fille du coin. Paraît que ça se fait beaucoup, des prisonniers français qui se dégotent une Greta. 

La Grande Histoire
Le feu et la glace. Les pieds gelés au milieu de l’incendie. Si j’étais peintre, je peindrais ça. Les gens se demandent qui va gagner sur le front russe, mais enfin depuis le temps tout le monde devrait le savoir. En Russie tout le monde sera perdant ! (Il annonce triomphalement :) Mesdames messieurs je suis un jeu à somme nulle ! 

Louise
J’ai quand même gardé le bébé. J’ai hésité, hein, mais finalement je l’ai gardé. 

La Grande Histoire
J’ai un très bon ami prénommé Joseph. Un très loyal serviteur nommé Staline qui a dit : « à la fin c’est toujours la mort qui gagne ». Quelle lucidité ! (il répète la phrase comme Harpagon répète « il faut manger pour vivre etc ») 

Louise
Elever un enfant toute seule ça me faisait pas peur. Je dirais même que ça me motivait. Ca tombait bien, parce que l’exode avec un gros ventre, faut être motivée. Et pareil pour l’accouchement dans une auberge. Heureusement c’était l’été. Moi j’aime bien l’été. Toute gosse j’avais demandé au curé : pourquoi Dieu il a pas fait que ce soit toujours l’été ? Il m’avait répondu : parce que sans l’hiver, l’été ne nous apparaitrait pas si beau. Après il m’a parlé du choléra qui donne plus de prix à la santé, j’ai dit voilà, l’hiver et le choléra c’est pareil. 

La Grande Histoire : A la fin c’est toujours la mort qui gagne. 

Louise
En arrivant ici le froid a recommencé. Quand j’ai manqué de sous pour l’hôtel, j’ai fait la bonne pour un vieillard. J’ai vite compris que c’était pas tant une bonne qu’une compagnie qu’il voulait. Si possible une compagnie avec une grosse poitrine. Il me regardait frotter. Quand c’était nickel, il me disait frotte encore. Alors je salissais l’évier pour le renettoyer. Comme il payait à l’heure, ça m’allait, son évier je l’aurais nettoyé douze fois sans problème. Il s’est attaché, il s’est mis en tête de m’épouser, et même d’adopter le petit, j’ai dit non non ça va aller, je m’en arrange, avec la prime à la première naissance on va s’en sortir. Des fois je me dis que le vrai père de ce gosse c’est Pétain. Fils de maréchal c’est pas rien quand même.
Batterie ?
Le vieillard il a pas aimé que je refuse. Il est devenu méchant. Le même changement de ton que Michel. D’un coup le regard est plus le même, je vous jure que ça fait drôle. J’ai pas demandé mon reste, landau sous le bras et je suis allée me proposer comme bénévole pour les soupes populaires, au moins comme ça j’avais ma part. Par contre j’avais pas emmagasiné assez de sous pour prétendre à une chambre avec poêle. Y avait pas à cogiter, fallait retrouver tout de suite du turbin. Jamais de pause, c’est ça la vie. C’est pour ça qu’on a inventé la cigarette. Sans l’envie de fumer, nous nerveux comme des bêtes de ferme on prendrait jamais le temps de s’arrêter. 

La Grande Histoire
S’arrêter quelle idée saugrenue ! 

Louise
Les bars d’Orléans n’embauchaient pas. Enfin si ils embauchaient mais ils trouvaient que je manquais des compétences requises. Au premier coup d’œil le verdict tombait. Sans me faire tirer une bière ni porter un plateau, ils voyaient que je manquais de compétences anatomiques. 

Alice
Fallait qu’ils aient de la merde dans les yeux. Si je peux me permettre. 

Louise
Et puis je me suis présentée ici. 

Elle joue la scène avec Alice. Elle a son landau avec elle. 

Louise
B’jour madame. Cherchez pas de main d’œuvre, par hasard ? 

Alice
C’est pas madame, c’est mademoiselle. 

Louise
B’jour mademoiselle. 

Alice 

Ou madame, au choix. 

Louis
Bonjour madame. Cherchez pas une.. 

Alice
Ou Alice, comme on veut. 

Louis
Mais sinon vous cherchez pas une… 

Alice
Je suis pénible hein ? 

Louis
Pas du tout, je voulais juste savoir si par hasard vous aviez pas besoin d’une 

Alice
Si si j’y tiens, je suis pénible. Les gens qui ont du caractère sont pénibles. 

Louis
Mais tous les gens pénibles ont pas forcément du caractère. Enfin je dis pas ça pour vous. 

Alice
T’es de Lorraine, toi, non ? 

Louise
De Lunéville, madame. 

Alice
Je reconnais l’accent, j’ai connu une fille qui venait de là-bas. Très mignonne. Ah oui très très mignonne. Et très goûtue. Toutes les lorraines sont goûtues comme ça ? 

Louise
Je sais pas madame, je me suis jamais goutée. 

Alice
Même pas eu l’idée ? 

Louise
Non… non… Je suis désolée. 

Alice
Qu’est-ce que tu peux faire pour moi alors ? 

Louise 

Le ménage, la cuisine, les sols, les vitres, tout. 

Alice
Et queutière tu pourrais ? 

Louise
Si vous me dites en quoi ça consiste, y’aura pas de souci madame Alice. 

Alice
C’est une activité à la mode. Collection hiver 41 

Louise
J’en ai pas entendu parler. 

Alice
La queutière, ma belle, est une professionnelle de la queue. 

Louise
Je suis pas sûre d’etre experte. 

Alice
La queue pour prendre les tickets de rationnement, la queue devant l’épicerie pour les changer en nourriture, la queutière ne recule devant aucune queue. 

Louise
Moi non plus madame. 

Alice
En moyenne une queue c’est une heure… Moi j’ai plus le temps pour ces joyeusetés, alors voilà. 

Louise hésite. 

Louise
Je pourrai laisser le bébé là ? 

Alice
Ça dépend, c’est un garçon ? 

Elle s’approche. 

Louise
Oui mais ça va il est sage. 

Alice
Quelle idée de faire des garçons. Faut croire que les parents veulent du mal à l’humanité. 

Louise, à nouveau en monologue
Donc j’ai fait la queue. Etre payé pour ça, ma foi on a connu pire. Je me suis organisée. Je me suis acheté un petit pliant, et je tuais le temps en tricotant pour le petit. Des chaussettes. Des gants. Des pulls. Mon fils il fera ce qu’il veut de sa vie, mais il sera pas dit qu’il aura froid. Pas comme sa mère, à tricoter comme une forcenée en plein vent. Surtout que l’hiver dernier nous a fait la totale de l’hiver. Y a des jours j’ai cru que de la glace allait me pousser au bout des doigts. 

Alice
Heureusement que ta bonne patronne était là pour te tenir chaud 

Louise
C’est vrai qu’on s’est vite rapprochées. 

Alice
On a appris comme qui dirait à se connaître. 

Louise
La confiance a monté 

Alice
A se connaître bibliquement, j’entends. 

Louise
Elle m’a prise aux cuisines 

Alice
Et dans plein d’autres pièces. 

Louise
Comme queutière on a pris la petite du maréchal-ferrant. C’est comme ça la vie, on trouve toujours plus misérable que soi, on est toujours le riche de quelqu’un. Moi je sais plus très bien si je suis à plaindre ou à envier. De la chance dans mon malheur, comme on dit. 

Roland, debout, seul.
Quelques détails font deviner la devanture d’une imprimerie.
Roland attend quelqu’un. Qui apparait: jeune homme de son âge, bleu de travail et casquette désinvolte. 

Marc, souriant Salut 

Roland
T’as pu te libérer, merci. 

Marc, lui tendant un exemplaire. 

Tiens. C’est tout frais. 

Roland, regarde la une où on aperçoit un boxeur bras levés J’ai rien écrit dans celui-là. Plus ca va, moins y a de pages 

Marc
Profites-en quand même, bientôt y aura plus de papier du tout. 

Roland
C’est pourtant pas les arbres qui manquent. 

Marc
Plutôt les bras pour les couper. 

Roland semble s’arrêter sur un article des pages intérieures. Marc regarde la une. 

Marc, regardant
Cerdan, ça c’est un champion. Il l’a mis cinq fois au tapis en une seule reprise. En 83 secondes c’était plié. Ils disent que le Vel d’Hiv était en folie. 

Roland
Tu as un peu de temps là ? 

Marc
Une cigarette. Trois minutes. 

Il en allume une. Puis allume celle de Roland. Qui baisse la voix. 

Roland
Il faudrait que tu imprimes des choses pour moi… 

Marc, toujours très désinvolte.
Euh…c’est à dire que c’est mon métier, donc ça ne devrait pas poser problème. 

Roland
Là c’est un peu spécial 

Marc
Des dessins cochons ? 

Roland ne dit rien. Son silence dira tout. Ils se fixent, et de fait Marc comprend 

Marc
Non non non, moi je fais pas ça. Je mouille pas dans ces affaires là. 

Roland
Ca va, je ne t’embarque pas dans un casse, non plus. 

Marc
Le résultat sera le même. La tôle, et dieu sait quoi d’autre. 

Roland
Par les temps qui courent, la tôle peut tomber sur n’importe qui. 

Marc
Pas sur ceux qui sont tranquilles. 

Roland
En cette période personne n’est tranquille. 

Marc
Moi si, et sans me forcer. Enfin, j’étais tranquille avant que t’apparaisses 

Roland
Tu confonds tranquillité et aveuglement. 

Marc
Eh bien laisse-moi dans le noir. Tiens rends-moi mes allumettes ça m’aidera. 

Roland le fait. Silence. 

Roland
D’abord tu n’ES pas tranquille, tu te TIENS tranquille. Comme un gamin. Parce qu’on te l’ordonne en te menaçant d’un coup de trique. 

Marc
Arrête de te fatiguer, je t’écoute pas. Je t’entends même pas, tiens. 

Roland
Eh bien rentre, alors. 

Marc
Oui je vais rentrer. Il ne rentre pas.
Je finis ma cigarette. 

Silence. Sa cigarette est presque finie. 

Roland
Avale la, tant que t’y es. 

Marc Quoi ? 

Roland
Ta cigarette est finie. Tu peux retourner au boulot. 

Marc
J’y vais, j’y vais. 

Il écrase méticuleusement sa cigarette. Trouve quelque chose à ranger. 

Marc
Hé, ça va bien ce silence, là ! 

Roland
Qu’est-ce que tu veux que je dise ? 

Marc
Je sais pas. Ce que tu veux. Tout ce que tu veux mais pas ce silence. 

Roland
Rentre dans l’usine, y aura plus de bruit.
Un temps
Normalement ça devrait couvrir le bourdonnement. Un temps
Le bourdonnement du scrupule. 

Marc
Je ne vois pas de quoi tu parles. 

Roland le laisse encore mariner. 

Marc, subitement
J’ai pas demandé à naitre, moi.
Un temps
Je me suis retrouvé là j’avais rien demandé. J’étais là, et puisque j’ y étais, j’ai fait ce qu’il fallait pour durer. Et je trouve extrêmement bizarre, oui extrêmement bizarre, les gens qui ont une autre ambition que celle-là.
Un temps
A la limite je les trouve un peu tordus. 

Roland
Moi c’est ton attitude que je trouve bizarre. Tu vois on est toujours le bizarre de quelqu’un. 

Marc 

Tu sais ce qu’ils pensent au fond, les tordus comme toi ? Ils pensent qu’ils ne sont pas nés par hasard. 

Roland
Ecoute c’est plus le moment de brasser des idées. Tu m’aides ou tu m’aides pas, c’est la seule question. 

Irène
To be cold or not to be cold. 

Marc
Les tordus comme toi ils se disent qu’ils sont sur Terre pour quelque chose. On a du leur raconter que le Seigneur avait pointé le doigt sur leur berceau. 

Roland
Peut-être que c’est vrai. 

Marc
Moi on m’a pas raconté ça. Moi mon truc c’est être un chat. Les chats on leur fait pas d’histoire 

La Grande Histoire, en aparté comme toujours. Pauvres bêtes. 

Roland
Désolé mon pote mais tu es un homme, et tu dois en porter la malédiction. T’auras beau te pelotonner, la situation viendra te chercher. D’une manière ou d’une autre. Un jour ils te poseront des questions sur machin ou machin. Enquête de routine, ils diront, et toi tu diras quoi ? 

Marc
Un chat ne parle pas. 

Roland
Tu es un homme et quand un homme ne parle pas son silence est très parlant. Son silence ne tombera pas dans l’oreille d’un sourd. T’es embarqué mon pote. 

Marc
Arrête avec « mon pote ». 

Roland
Un autre jour ils te désigneront comme otage à exécuter. 

Marc
Ils le feront parce que des mecs comme toi auront posé une bombe quelque part ! Et les malheurs du monde viennent de ce que des mabouls de ton espèce ne se résignent pas. Si tout le monde restait tranquille, y aurait pas d’otages. 

Roland
Si tout le monde restait tranquille, l’Occupation durerait mille ans. 

Marc
Si tout le monde restait tranquille il n’y aurait pas d’Occupation ! Les allemands seraient restés chez eux. Si tout le monde restait tranquille, chacun resterait chez soi en attendant la mort, bien sagement. 

Roland
Mais je ne demande que ça, moi. Attendre la mort sagement. En aimant ma femme. En élevant nos enfants. 

Marc
Non tu demandes pas que ça, tu demandes plus, et c’est le problème. Vous voulez la Grande Vie ? Prenez vous des Grandes Rafales dans le ventre ! Mais laissez les gens raisonnables en dehors de ce bordel. 

Roland
Personne n’est hors de… 

Marc
Tu m’emmerdes ! 

Un temps 

Roland
Je t’emmerde plus que les allemands ? 

Marc
Là présentement beaucoup plus. Fous-moi la paix. 

Il plante là Roland, qui reste figé, la Grande Histoire auprès de lui, compatissante. 

La Grande Histoire.
La paix, la paix, ils n’ont que la paix à la bouche. La paix c’est pour les ruminants ! Les hommes ont droit à beaucoup mieux. Les hommes ne sont pas la vache qui regarde le train passer, ils sont le train ! Les hommes ont un destin. Les hommes sont lancés vers des fins. Tant qu’il y aura des hommes (il répète cette expression en la chantant) on peut parier que de quelques cerveaux fébriles et inventifs sortira toujours un objectif… une ambition… une vision… une utopie. Un système politique parfait. Une mutation scientifique. Un projet de génocide. Oui on peut parier. J’ai parié sur la démangeaison des hommes, et j’ai toujours gagné. Et nos amis pacifiques, nos amis les bêtes, ont toujours perdu. 

Roland toujours figé.
Yvan apparaît et passe devant lui. Les deux hommes ne se voient pas, ou s’ignorent, ou ne se connaissent pas. 

Yvan retrouve Marc qui s’est remis à bosser. 

Yvan
C’est prêt ? 

Marc
Ah bonjour. Oui, j’ai mis ça là. 

Il prend un carton à l’écart. En sort un exemplaire qu’il tend à Yvan 

Marc
Voilà le bébé. 

Yvan, ému, le feuillette. 

Marc
Pour la reliure j’ai fait avec les moyens du bord. Mais ça va, le théâtre fait peu de pages, c’est plus facile. 

Yvan, toujours absorbé Oui, merci. 

Marc
Et ça c’est la note. Notre amour de l’art a des limites. Il rigole. 

Yvan, la prend
Y en a bien cinquante ? 

Marc
Tout comme on a dit. Allez, à plus tard. 

Yvan, l’arrête
Tenez. Vous me direz ce que vous en pensez. 

Il lui tend un exemplaire 

Marc
Non, ne vous sentez pas obligés… 

Yvan
Ca me fait plaisir. 

Marc ne le prend pas. 

Marc 

Franchement, ce serait gâcher. Gardez-les pour des gens plus influents que moi. 

Yvan remet l’ouvrage dans le carton, d’un geste légèrement irrité 

Yvan
Un imprimeur qui ne lit pas. C’est savoureux. 

Marc
Je lis les journaux. Les livres, j’ai pas le temps. 

Yvan
Vous n’avez pas le temps, ou vous ne le prenez pas. 

Marc
Bah, j’imagine que si ça m’attirait vraiment, je prendrais le temps. 

Yvan engage son départ. 

Yvan
Au moins c’est clair. J’espère juste que d’autres seront plus curieux que vous. 

Marc
Je n’en doute pas. 

Cette phrase retient Yvan. 

Yvan
Vous en doutez ? 

Marc
Je viens de dire que non. 

Yvan
Comme vous le savez, je n’en doute pas signifie j’en doute. 

Un temps 

Marc
En fait je crois je n’ai aucun avis sur la question de votre réussite. Et je ne me permettrais pas d’en avoir un. 

Yvan
C’est pourtant fait pour. Ou alors inutile de le sortir des cartons. 

Marc 

J’ignorais que le monde entier était censé se faire un avis sur votre pièce dès la sortie de l’imprimerie. 

Yvan
Attention vous n’allez pas tarder à me taxer de narcissisme. Et vous allez ajouter que ça ne vous étonne pas venant d’un artiste. 

Marc
Vous le dites beaucoup mieux que je ne l’aurais dit. Allez, à plus tard. 

Yvan s’éloigne puis revient. 

Yvan
Votre boulot serait plus intéressant si vous y ajoutiez un supplément d’âme en lisant ce qui vous passe entre les mains. 

Marc
L’âme elle est dans vos phrases, c’est ça? 

Yvan
Pourquoi n’y serait-elle pas ? Pourquoi exclure a priori que j’aie du talent ? Les génies ont commencé par passer inaperçu. 

Marc
Bon allez-y j’écoute, ça parle de quoi ? 

Yvan
Arrêtez votre comédie. Si c’est forcé ça n’a aucun prix. 

Marc
Mais si, dites-moi, ça m’intéresse. 

Yvan
Vous êtes blessant. 

Marc
Avec une susceptibilité pareille, vous allez beaucoup souffrir dans le milieu littéraire. Dites-moi au moins le sujet. 

Yvan
Je ne fais pas de théâtre à sujet. Merci d’avoir bossé si vite. 

Il s’engage pour partir. 

Marc 

Pas de sujet, ça m’est plutôt sympathique. J’en ai marre des sujets. J’en ai marre des gens qui l’ouvrent sur tout. Toutes les saloperies commencent par quelqu’un qui l’ouvre. 

Yvan
En fait vous voulez carrément que j’arrête d’écrire. 

Marc
Vous prenez tout pour vous, c’est dingue. 

Yvan
Il me semble que les écrits, et donc les miens, ont leur part dans le bruit que vous dénoncez. 

Marc
Pas tant que ça. L’écrit, c’est encore la façon la moins impolie de l’ouvrir. Les écrits ça fait pas de bruit. C’est si discret que personne n’y prend garde. 

Yvan
Vous êtes vraiment encourageant. 

Marc
Vous m’avez payé pour que je vous encourage ? 

L’Allemand, debout 

L’allemand
Parfois je me dis : et si cette situation durait ? Et si le troisième Reich durait mille ans ? Nous qui en formulons le projet ne l’envisageons pas sérieusement, mais au fond l’hypothèse est séduisante. C’en serait fini des conflits qui épuisent le vieux continent et l’achèveront. La grande Allemagne est peut-être le moule que les dieux ont offert à l’idée de paix éternelle. Si la situation dure, la France deviendra un Lander, et c’en sera fini des suicides mutuels que s’accordent les deux pays depuis cent ans. Mêmes les patriotes d’ici finiront par admettre qu’à tout prendre mieux vaut devenir allemand qu’américain. Je m’installerai ici, peut-être plus au sud, au soleil. J’achèterai une maison en Provence. Je trouverai une épouse sur place. Elle me donnera des enfants. Ils seront allemands mais en eux coulera le sang vivifiant de la race française. 

Puis lumière sur Chantal alitée. Marie-Noëlle est à ses côtés. Elle lui fait boire un médicament dilué dans un verre d’eau. 

Marie-Noëlle
Avec ça tu devrais dormir un peu. Si les douleurs te réveillent, reprends-en, je le laisse là. 

Chantal
Je m’en fous des douleurs. 

Marie-Noëlle 

Tu n’en diras pas autant quand elles vont arriver. En général ça ne manque pas. 

Chantal
C’est nul. Je suis nulle. 

Marie-Noëlle
C’est nul, mais c’est fait. On peut pas remonter la pendule. 

Chantal
Si je pouvais je la remonterais jusqu’à avant les règles. Je me projetterais dans…. dans la bêtise heureuse de l’enfance. Et j’y resterais. 

Marie-Noëlle
Oui, ma belle, restes-y. 

Chantal
J’aurais voulu rester bête toute ma vie. 

Marie-Noëlle
Eh ben c’est raté. Où est-ce que tu mets ton linge blanc ? 

Chantal désigne un endroit d’un geste minimal, fatigué. Marie-Noëlle prend un drap plié. 

Chantal
Pourquoi tu as accepté si vite ? 

Marie-Noëlle
Tu manques pas d’air toi. Bientôt tu vas dire que c’est moi qui t’ai forcé la main !
Un temps.
Si tu commences à rejeter la responsabilité sur les autres, alors oui pour le coup tu es nulle. 

Chantal
Je ne rejette rien sur personne. Je paye ma lâcheté. 

Marie-Noëlle
Dors au lieu de dire des conneries. 

Chantal
La lâcheté de pas choisir. 

Marie-Noëlle
Oui oui, c’est ça, fais de beaux rêves. De beaux rêves de jeune fille immaculée. 

Elle la borde. Passe la main sur son front. Chantal consent à s’endormir. Marie-Noëlle ramasse aussi des instruments de médecine, vide un broc dans un lavabo. Ce qu’on voit doit très concret. Au minimum du linge plein de sang. 

Marie-Noëlle
J’aurais jamais cru pouvoir faire des trucs pareils. Rien que l’idée me dégoûtait. Les gens vous sortent toujours des grands principes pour refuser quelque chose, mais ce qui prime en eux c’est le dégout. J’avais vu ma mère se le faire toute seule, dans la cuisine. Je devais avoir 10 ans. Elle m’avait dit : Marie-No, cet après-midi tu restes dans ta chambre et tu n’en sors pas. J’avais deviné qu’elle préparait quelque chose que je n’étais pas censée savoir. Forcément j’avais voulu savoir. Je flairais le genre de secrets qu’on cache aux enfants pour être sûr qu’il leur explose à la gueule plus tard, et qu’ils ne puissent surtout pas s’en arranger.
Je me suis fait petite dans un coin pour épier. Je n’ai pas tout vu mais j’ai vu l’essentiel. 

La Grande Histoire C’est quoi l’essentiel ? 

Marie-Noëlle.
Je me suis promis de ne jamais me trouver en position de revoir un carnage pareil. Si quelque chose me venait dans le ventre, comme dans celui de la Vierge, je le garderais, ce serait aussi simple que ça. Les autres n’avaient qu’à se débrouiller toutes seules avec cette affaire. Après tout c’est bien ce que les femmes ont toujours fait. 

Christine chantonne « la vie système D » 

Marie-Noëlle
Dans le ventre il ne m’est rien venu. 

Roland rentre. Chantal est endormie. 

Roland
Tiens tu es là ? 

Marie-Noëlle
Chantal m’a fait venir à la mairie, elle s’est sentie mal 

Roland
Ils l’ont laissée partir ? 

Marie-Noëlle
Je leur ai imposé. Tout le monde me croit médecin, ça force le respect. 

Roland
C’est quoi le problème ? 

Marie-Noëlle 

Mal au ventre. Demain ça ira mieux. (cachet en main :) Fais lui penser à reprendre de ça dans la soirée. 

Roland
Bon eh bien merci, je vais prendre le relais, elle dort depuis quand ? je peux la réveiller ? 

Marie-Noëlle
Elle s’endort juste. 

Roland
Ah d’accord. 

A partir de ce moment, ils chuchotent. Il tombe la veste. S’assoit à coté du lit. Passe sa main sur le front de Chantal. Au bout d’un temps il se retourne vers Marie-Noëlle. 

Roland
Ca va aller. Merci encore. 

Marie-Noëlle
Il reste du thé, si tu veux. 

Roland Non merci. 

Marie-Noëlle
Je ramasse, alors. 

Roland
Non, je le ferai. 

Roland ne la regarde pas. Elle, si. 

Marie-Noëlle Toi ça va ? 

Roland, un peu embarrassé. Oui, oui, très bien. 

Marie-Noëlle
Quoi qu’il se passe je serai là pour toi. 

Roland
Oui, c’est gentil, mais si tu me dis que Chantal va mieux, je crois que tu peux d… 

Marie-Noëlle
Tu ne m’en parleras donc jamais ? 

Silence 

Tu n’auras donc jamais le courage, la politesse, la.. décence de me parler de cette pauvre lettre. 

Roland
Ecoute Marie-Noëlle je 

Marie-Noëlle
Elle est si déplacée ? C’est indigne d’écrire à un homme qu’on l’aime ? 

Roland regarde Chantal. Puis il se lève et pousse Marie-Noëlle à part 

Roland, chuchotant nerveusement
Ce qui est indigne, c’est d’écrire ce genre de lettres à moi, à moi qui habite avec ta meilleure amie. 

Marie-Noëlle
Je suis au courant, c’est moi qui vous ai présentés. 

Roland
Enfin merde tu peux comprendre que ça me met dans un embarras inextricable… c’est évident… n’importe qui comprendrait ça. 

Marie-Noëlle
Ce que j’aurais trouvé indigne, c’est de ne jamais te le dire. Y en a marre des cachotteries. Y en a marre que tout le monde dissimule. 

Roland
Qui dissimule ? Je dissimule, moi ? 

Marie-Noëlle
Toi, non. Toi tu planes, c’est pas pareil. 

Roland Alors qui ? 

Marie-Noëlle le fixe. Est peut-être au bord de tout dire. 

Roland
Si Chantal t’as dit quoi que ce soit sur mes…. sur mes activités, tu peux comprendre que je ne les crie pas sur les toits. 

Marie-Noëlle
Je ne parle pas de tes « activités ». Dans ce domaine, rien à dire, tu es irréprochable. 

Roland
Ce n’est pas mon but. J’essaie de prendre la mesure de certaines urgences, c’est tout. 

Silence. Il est très nerveux. Elle très calme. 

Marie-Noëlle
Moi les urgences, j’y mets les pleines mains, souvent, et encore aujourd’hui. Tu les vois ces mains ? Elles sont très expertes en urgences. 

Roland
Ecoute, cette discussion n’a pas de sens. 

Marie-Noëlle
Elle a pourtant bien lieu. 

Roland
Eh bien considère qu’elle n’a pas eu lieu. 

Marie-Noëlle
Tu as raison. Persuade-toi que je n’existe pas. Ca sera encore plus facile. 

Roland la regarde, puis pivote. Il vient se rasseoir auprès de Chantal. 

Marie-Noëlle seule. Suite du monologue. 

Marie-Noëlle
A la première qui m’a demandé, mon réflexe a été de répondre : pas question. Comme je n’y avais jamais réfléchi, j’adhérais là-dessus au sens commun. Chacun pour soi et que le meilleur gagne. C’était une fille de riche, maquillée, poudrée, pomponnée. Je lui ai dit non, et dans ma tête j’ai ajouté: débrouille-toi ma petite, fallait réfléchir avant d’aller faire la folle. Voilà ce qu’on s’entend dire quand la civilité baisse la garde. Voilà la vase qu’on a dans le cerveau.
Parfois je me sens pleine de vase.
Et puis un jour je me suis retrouvée à soigner une fille de la campagne. Alors que je la veillais, elle m’a dit qu’elle n’avait connu que son oncle comme amant. J’ai d’abord pas compris le rapport avec son hépatite, et de toute façon qu’est-ce que j’y peux si y a un salopard d’oncle sous chaque toit ? Elle a dit que les vomissements c’était pas l’hépatite, et qu’elle me donnerait tout ce qu’elle avait pour que je la débarrasse de ce que son oncle chéri lui avait mis dans le ventre.
Elle a dit exactement ça : je vous donnerai tout l’argent que j’ai. Et moi là dedans j’ai entendu deux choses. J’ai entendu qu’il fallait que sa détresse soit bien grande pour qu’elle soit prête à se dépouiller de ses quatre sous. Et puis j’ai entendu que je tenais là un complément de salaire.
J’ai entendu que si je refusais, la petite fermière trouverait toujours un moyen de se percer les membranes, et que devant une détermination pareille, ce serait toujours facile de faire monter les prix. J’ai entendu qu’en dépannant ces filles je me rendrais un fier service. De la compassion j’en manque pas, mais quant à savoir de quoi elle est faite… Certaines filles je les ai méprisées. La compassion et le mépris ça se touche.
J’aurais beau me raconter que j’ai dépanné Chantal par amitié, ce qui est vrai, il restera que je viens de lui enlever un gamin dont le père est l’homme que j’aime, l’homme que j’aime et qu’elle 

n’aime plus. Un sentiment n’exclut pas l’autre. Ca se mélange, et c’est comme ça qu’on vit, dans cette mélasse. 

Chantal debout, quelque part dans la ville. Encore douloureuse peut-être. 

Chantal
J’ai ouvert les yeux et Roland était là qui me souriait. J’aurais du m’en réjouir, ça m’a déchirée. A peine émergée du sommeil poisseux, j’ai senti une morsure dans le ventre, et elle n’avait rien à voir avec ce que Marie-Noëlle m’avait fait. C’était une immédiate rancune contre l’homme qui me souriait avec une bonté parfaite. Irréprochable, comme d’habitude, et je ne lui en voulais de rien sinon d’être là, d’être lui. D’être lui et pas un autre. 

Pendant cette réplique elle a fait quelques pas vers Yvan. Elle se laisse serrer dans ses bras. Yvan 

Quelle merde… 

Chantal, souriant amer
On reconnaît l’écrivain. Tu sais trouver les mots. 

Ils ont froid. Il s’écarte pour allumer une cigarette. Il lui en propose une. 

Chantal Non, j’évite. 

Yvan
Pourquoi tu m’as rien dit, putain. 

Chantal
Ca aurait changé quoi ! 

Yvan
Ca aurait changé que je l’aurais su. Je préfère toujours savoir. Un médecin me trouverait une maladie mortelle, je voudrais qu’il me dise tout. 

Chantal
C’est pas une maladie, c’est un bébé. 

Yvan
Je veux vivre les yeux ouverts. 

Chantal
Tu vas finir par adorer aveuglément la vérité, ce sera un comble. 

Yvan secoue la tête de dépit. 

Chantal
T’en aurait fait quoi de cette vérité ? Tu l’aurais subie, sans bouger. Comme une maladie. 

Yvan ne dit toujours rien. 

Chantal
Même si j’étais sure qu’il soit de toi, t’en aurais pas voulu. En plus de subir cette situation, il aurait fallu que je subisse ton refus. 

Un temps 

Chantal
Je me trompe ? 

Un temps 

Chantal
Est-ce que je me trompe, Yvan ? 

Yvan Non… 

Chantal tombe en larmes. Yvan l’étreint pour la consoler 

Yvan
Pourquoi tu poses une question dont tu ne veux pas entendre la réponse. 

Chantal
Parce que j’en souhaitais une autre. 

Elle se reprend. 

Chantal
Bon dieu mais qu’est-ce que j’attends de toi au juste !! 

Yvan
Ne renverse pas la situation. C’est moi qui attends. J’attends que tu te décides à me suivre. 

Chantal
Tu n’attends rien du tout. Si tu voyais tes yeux tu t’en rendrais compte. 

Yvan
Quitte-le, tu verras si je mens. 

Un temps. Chantal est prête à le croire. 

Chantal
Je ne peux pas le quitter maintenant. 

Yvan
S’il t’entendait… Tu n’as plus que de la pitié pour lui. 

Chantal
Il a besoin de moi. 

Yvan
Au contraire. Maintenant qu’il peut enfin accomplir son destin de juste, l’amour l’indiffère. La vie avec toi c’est un rôle de début de carrière, comme ça pour se lancer. Ensuite on aspire à un répertoire plus noble. 

Chantal
Roland est moins retors que toi, il fait les choses parce qu’il croit utile de les faire, tout simplement. 

Yvan
Utile à qui sinon lui-même ? 

Chantal
Ne dénie pas aux autres la générosité qui te fait défaut. 

Yvan
Jusqu’à preuve du contraire, la résistance ne profite qu’aux résistants. 

Un temps 

Chantal
Tu ne peux vraiment pas t’empêcher d’être dégueulasse. 

Yvan
C’est les faits qui sont dégueulasses. 

Chantal
Les faits, tu en dis bien ce que tu veux. 

Yvan
Quand les Alliés jugeront qu’on est assez affaiblis, quand ils seront sûrs de nous ramasser à la petite cuillère, ils sonneront la fin de la petite comédie que se jouent nos héros nationaux. 

Un temps 

Chantal
La torture qu’ils risquent, c’est pas de la comédie. 

Finalement Chantal prend une cigarette. 

Yvan
Les théâtres parisiens n’ont jamais été aussi pleins que pendant la Terreur, en 1793. Et en ce moment à Paris c’est pareil, les gens se ruent. 

Chantal
Ils cherchent la chaleur. 

Yvan
Pas seulement, 

Chantal
Ils cherchent à se divertir, à oublier. 

Yvan
Avec des tragédies ? 

Chantal
Pour exorciser. 

Yvan
Trop facile. Les tragédies, on en jouit. Qu’est-ce qui fait qu’on en redemande, qu’on n’a jamais sa dose ? Qu’est-ce qui fait que Roland tient absolument à jouer dans une tragédie ? 

Elle le gifle. Il éclate de rire. 

Yves
Magnifique. Magnifique prestation. 

Un temps 

Yves
Souvent les gens se giflent à défaut de s’embrasser. 

Elle l’embrasse. 

La Grande Histoire était là qui trainait, comme aimantée par les propos d’Yvan. 

La Grande Histoire
Je ne prospère que parce qu’on me désire. Je prospère parce que je suis hautement désirable. Je suis le fruit d’une poussée hormonale collective. Je suis la fleur qui éclot si elle se sent attendue au dehors. Je suis cet acteur qui ne revient sur scène qu’au troisième rappel. Mon succès ne se dément pas. On me veut partout. On me réclame jusqu’en Asie. M’isolerais-je au milieu d’un désert, il demeurerait des admirateurs pour me supplier de revenir égayer leurs vies. Voyez-vous je crois qu’ils s’ennuient sans moi. (se rendant compte que ça rime, il-elle répète en déclamant puis chantant :) Voyez-vous je crois / qu’ils s’ennuient sans moi. Voyez-vous je crois / qu’ils s’ennuient sans moi. 

Chantal
Chantal est raisonnable. Ma famille mes amies ont toujours dit : Chantal elle est raisonnable. Chantal est la plus raisonnable des quatre sœurs. Et moi je l’ai cru. A force d’entendre le mot, je l’ai pris sur mon épaule et je l’ai emporté partout comme un perroquet. J’étais raisonnable, c’était décidé. Raisonnable serait ma seconde peau. Jamais d’excès, jamais de folie. Jamais, jamais, jamais ! Tant de modération, c’était de la folie. Je suis folle. Je suis perturbée. Je suis paumée. Je l’ai toujours su. J’ai toujours su que j’étais déglinguée. C’est pour ça que je suis raisonnable. On m’a tendu la branche du raisonnable et je l’ai attrapée pour ne pas m’enfoncer. Et plus je l’empoigne, plus je m’enfonce. Plus je suis raisonnable, plus je laisse la folie travailler. Ce sens que je mets partout ça n’a aucun sens. Tout cet ordre c’est n’importe quoi. 

Voix de Christine
N’importe quoi oh oui ça me va 

Voix d’Irène
N’importe qui c’est ça la vie 

Marc tourne dans tous les sens, cherchant quelqu’un, finissant par trouver Roland assis à une table de café, comme Sébastien par ailleurs. Il s’assoit en face de lui. 

Marc
Tu m’emmerdes, Roland. 

Roland, par théâtralité inconsciente ou par réel souci de discrétion, vérifie que personne ne les écoute. 

Marc
Tu m’emmerdes royalement ! 

Roland sourit 

Roland
Et tu viens me voir. Ca va ? 

Il lui tend la main. Marc ne la prend pas. 

Marc
Je viens te voir pour te dire que tu m’emmerdes. J’avais réussi à retrouver un sommeil à peu près correct, mais non, il a fallu que tu viennes me faire chier. 

Roland
Merci. Merci, vraiment. Je savais que… 

Marc
Tu savais rien du tout. Même moi je savais pas que je pouvais être aussi con. 

Roland sourit 

Marc
Je te préviens je suis un très mauvais cheval. Moi s’ils me prennent, j’attendrai pas qu’ils me giflent. Pas une seule fois je me laisse gifler. Physiquement je suis totalement lâche, mets-toi bien ça dans le crane. 

Roland sourit encore 

Marc
Tu m’entends là ? Je suis en train de te dire qu’au premier soupçon je balance tout le monde. Je balance ma mère s’il le faut. 

Roland
Ne préjuge pas de ta faiblesse. 

Marc
Je ne préjuge de rien. Je parle d’expérience. 

Roland
Tu n’as jamais connu d’interrogatoire. 

Marc
J’ai connu beaucoup moins dangereux, et crois-moi j’ai pas fait le malin. 

Roland
Dans ces moments on se découvre des ressources insoupçonnées 

Marc
D’où tu sors ça toi. D’un livre illustré ? D’un almanach pour mômes ? 

Roland
Porté par une cause on peut s’élever très haut. 

Marc
Je défends aucune cause, je défends ma pomme. 

Roland
La preuve que non. 

Marc
Je défends mon corps. Je n’ai que lui. Je ne laisserai personne lui faire du mal. 

Roland
Tu ne permettras pas qu’on fasse du mal à celui de tes camarades. 

Marc
Mais comment t’en es sûr, nom de dieu ? C’est pénible cette certitude. 

Un temps. Roland voit bien qu’il vaut mieux se taire. 

Marc
Tu crois que tu penseras aux pauvres petites couilles de tes camarades quand ils passeront les tiennes au chalumeau ? 

Roland
Certains ont cette capacité. 

Marc
Ceux qui l’ont sont justement ceux qui ne reviennent jamais. Et ceux qui en reviennent le peuvent parce qu’ils ont réussi à se planquer. Ceux-là on croit qu’ils se taisent par traumatisme, alors que c’est juste la honte. La honte d’avoir été lâches. 

Roland
Certains tiennent au nom d’une cause supérieure à leur vie. 

Marc
Tu voudrais me faire changer d’avis, tu ne parlerais pas autrement. 

Roland
J’essaie de répondre à tes questions légitimes. C’est sain de discuter de nos intentions. 

Marc
Je suis pas venu discuter. Je suis venu dire deux choses : un, je vais t’aider, deux, ne compte pas sur moi pour être héroïque. Je ne suis pas assez dingue pour ça. Moi la seule dinguerie que j’ai commise c’est d’être ami avec un dingue comme toi. 

Roland sourit 

Marc
Et arrête de sourire, ça m’énerve 

Cabaret, Irène sur scène. Chant. 

Irène
Es-tu bien sûr de toi ?
Vois-tu bien ce que tu vois ?
Si ça se trouve je ne suis pas là
Si ça se trouve je suis là-bas Es-tu bien sûr de toi
Vois-tu bien ce que tu vois ?
Si ça se trouve je suis une pomme Si ça se trouve je suis un homme 

La musique s’interrompt. Alice, au bar. 

ACTE 3

Manquerait plus que ça. Si les filles sont des hommes y a plus qu’à tirer l’échelle. 

Louise, (en plein ménage)
Les hommes sont quand même bien utiles. Qui porterait les buches sinon ? 

Irène
Et qui jouerait à la belote ? 

Alice
En admettant qu’ils soient utiles, est-ce qu’ils sont plus utiles que nuisibles ? Faudrait faire les comptes. Une colonne + une colonne —. 

Christine
Pour faire la guerre ils sont beaucoup plus utiles que nuisibles 

Irène, pour elle-même, comme un écho Es-tu bien sûr de toi ?
Vois-tu bien ce que tu vois ? 

Louise
Moi mon bilan ce serait : pas inutiles, mais pas indispensables 

Christine
Sauf pour le sexe. 

Alice 

Objection ! S’il y a bien un domaine où l’homme est superflu, c’est le sexe. Hein ma Louison ? 

Louise
Madame me pose une question à laquelle je serais fort en peine de répondre. 

Elles se marrent. 

Christine
Et l’art ? L’art, c’est les hommes qui le font. 

Irène
Pas nos chansons. 

Christine
Oui mais les peintres ? Les écrivains ? 

Louise
Les musiciens. 

Christine
Que des hommes. Doit y avoir une raison. 

Irène
La raison c’est qu’ils nous ont toujours empêché d’essayer. Rappelle-toi le patron du Majestic quand on lui a montré une compo : (elle imite une voix chevrotante) mesdemoiselles, est-ce que moi je me mêle de couture ? 

Christine
Ils tiendraient qu’à nous de prendre la place, et on le fait pas. 

Irène
Parce qu’on a assimilé leur répartition des taches. Ils produisent, on admire. 

Alice
Est-ce qu’elles ont sauvé le monde leurs œuvres ? Pas à ma connaissance. 

Louise
Mon homme j’ai longtemps cru que je pouvais pas vivre sans. C’est ce qu’on m’avait raconté. Faut trouver un homme, Louison. T’es-tu trouvée un homme, Louison ? Comme on te demande si t’as trouvé à manger. Du coup, quand y en a un qui veut bien de toi, tu te sens soulagée. Ta survie est assurée. 

Irène
Mon héros ! 

Christine 

Mon sauveur ! 

Louise
En 39 il a fallu vivre sans, et ma foi j’y suis arrivée. Sans trop de mal. Quand on est obligés, on y arrive. Bon, je peux pas nier que dans les premiers temps, je l’ai souvent souhaité près de moi, pour me réchauffer ne serait-ce que. Je l’appelais dans ma tête. Lui qui m’en avait fait tant voir, j’étais là comme une débile à m’en remettre à lui comme au Christ. Faut être maso, j’te jure. 

Irène
Mon bourreau ! 

Christine

Mon cœur ! 

Louison
Quand j’ai rencontré la patronne, j’ai eu honte d’être troublée. Les chaines ça dure bien au-delà des chaines.
Il m’a fallu du temps avant d’admettre que je pouvais faire ce que je voulais de mon cul. Les hommes eux ils se sont jamais gênés. Même Le Marechal il paraît qu’il tripote ses secrétaires. 

Irène
Notre héros ! 

Christine
Notre Sauveur ! 

Alice
Moi je savais. J’en avais vu du pays sexuel dans les années 20. J’avais un peu touché à tout, on est curieuse on se refait pas : ça se présente, on essaye. Quand j’ai vu Louise, j’ai eu envie de l’essayer. 

Louise
J’aurais pas soupçonné le bien que ça fait. On m’en avait appris des trucs, et des Pater, et des Ave. Ah oui on m’avait bien spécifié ce que je devais aux autres. Mais pas du tout ce que je me devais à moi. 

Alice
Ils peuvent pas savoir, les pauvres. 

Louise
S’ils savaient ils diraient comme nous. 

Irène et Christine se sont installées, et se lancent dans un duo en musique. Alice et Louise se joindront aux filles pour le final. 

Pénurie de pain c’est embêtant !

Pénurie de vin c’est très frustrant ! 

Mais les hommes ma foi 

Mais les hommes ma foi 

on s’en passe très bien. 

Peut-être même qu’on s’en sort mieux 

Peut-être même que sans eux 

C’est moins venteux
C’est moins pluvieux
C’est moins furieux. 

Caligula
César Borgia
c’est pas des femmes
c’est pas des femmes
c’est pas des femmes, à c’que je crois. 

Manque de caresse C’est embêtant 

Manque de tendresse C’est très frustrant 

Mais la queue ma foi 

Mais la queue ma foi 

On s’en passe très bien 

-Enfin n’exagérons rien
-Oui c’est pas si facile
-On est quand même contente d’en avoir une à portée de main… 

Mais profitons de leur absence 

Pour désorienter nos sens 

C’est plus pointu
C’est moins bourru
C’est moins couillu 

Docteur Petiot
George Clémenceau
c’est pas des femmes
c’est pas des femmes
c’est pas des femmes ni des veaux 

Les musiciens hommes se mettent à chanter : 

Mais Mozart non plus Mais Rimbaud non plus Ni Jaurès
Ni Cézanne
Ni Einstein 

Les femmes : Ni Hitler !
Les hommes : Ni Prévert !
Les femmes : Ni Barbe Bleue !
Les hommes : Ni Montesquieu !
Les femmes : Et alors ?
Les hommes : Alors rien
Les femmes : Ben alors
Les hommes : Alors tout va bien
Les hommes et les femmes : Ne chan-geons rien ! 

Pendant la dernière minute, Irène a quitté subrepticement la scène, laissant Christine et les autres finir la chanson 

La Grande histoire
Pass d’hommes, pas d’hommes, oui pourquoi pas, je suis ouverte à toute proposition. Du reste on m’accordera que depuis quelques décennies j’ai largement contribué à la baisse de leur nombre sur la planète. Mais je ne peux pas aller trop loin dans ce sens. C’est ma quadrature du cercle à moi : fauchant les hommes je me prive de mes meilleurs soldats. C’est un casse-tête. Parfois j’ai d’horribles migraines (il-elle grimace excessivement) Hum… je ne suis pas toujours très rationnelle. Je n’ai pas de raison dernière. Je suis un intuitif, je fonctionne à la pulsion,, c’est souvent que mes agents se tirent des balles dans le pied. J’ai vu des hommes bander pour moi et courir sexe en avant vers la lame qui le trancherait. En un mot comme en cent c’est très souvent que je me mords la queue. Il rit de son mot, mais non ce n’est pas drôle. Il-elle redevient pensif. Sans y croire j’aime à croire ceux qui prétendent que, portées au pouvoir, les femmes feraient preuve de la même froide sauvagerie. On a déjà quelques exemples. Bah de toute façon ce n’est pas demain qu’ILS céderont la place, ce n’est pas demain qu’ILS se lasseront de leurs jeux. J’ai de beaux jours devant moi. Peut-être bien que je suis éternelle. 

Il-elle reste là, assistant à ce qui suit. 

Lumière très tamisée. Nous sommes dans l’ombre, dans le clandestin. C’est la nuit. Roland attend, emmitouflé dans un manteau. 

Roland
C’est là que je suis. C’est là qu’il faut que je sois. Il fait froid, mais c’est là qu’il faut que je sois. La chaleur est confortable et je ne supporte plus le confort. La chaleur est obscène. 

Marc apparaît. 

Roland
Tu es à l’heure, merci. 

Marc
Arrête de me remercier. Ta gratitude porte la poisse. 

Roland
Tout va bien ? 

Marc
Le contraire. Le contraire de tout va bien c’est quoi ? 

Roland
Tout va mal. 

Marc Voilà 

Roland
Ne dis pas ça. 

Marc
J’ai la trouille. J’ai une énorme trouille. 

Roland
Moi pas vraiment. 

Marc
Toi t’es un dégénéré, ça compte pas. 

Il lui remet deux liasses de tracts. 

Marc
Y en a mille, comme prévu. Et ça c’est la clé de derrière. Une fois que tu es entré, tu fais dix pas, les journaux sont sur la gauche, j’en ai laissé 1200. 

Roland Ok, merci. 

Marc
Comment tu dis ? 

Roland se tait, vérifie le matériel. 

Marc 

Tu restes une heure, pas plus. Même si t’as glissé que 200 tracts, tu te barres. A partir de 3h, un des gars peut arriver en avance pour une raison ou pour une autre. 

Roland
A 3h j’arrête c’est promis. 

Marc
Je file, j’ai plus envie de voir ta tête. 

Il s’éloigne 

Roland Marc… 

Marc
Non, non ! Pas Marc, ni Paul, ni rien. Tu connais pas mon prénom, tu me connais pas, on se déteste. Oui voilà on se déteste. 

Il disparaît dans l’obscurité. Roland seule traverse la scène dans le noir, sous l’œil bienveillant de son tuteur La Grande Histoire. 

La grande histoire
Jadis j’avais monté une revue. Elle s’appelait : les Ruses de l’Histoire ! Regard lointain nostalgique. Un spectacle en trompe-l’œil. Un triomphe. Je suis une succession de ruses, dont la plus belle, la plus retorse, est de soulever des masses d’hommes qui, croyant se soulever contre moi, consolident mon règne. Croyant l’éteindre ils attisent l’incendie. Ils sont l’huile je suis le feu. Nous sommes très complémentaires. 

Elle danse autour de Roland, qui s’avance dans l’obscurité, trouve les journaux, se met au travail, glissant un tract par journal. La danse continue.
Au bout d’un temps, la GH se recule, une silhouette sombre, sombre dans le noir, s’approche de Roland. Pas de loups. Tête enfouie dans une cagoule percée aux yeux. Roland ne l’a pas vue. La silhouette se tient près de lui. Ne fait rien. Il y a comme une menace.
Puis elle se joint à sa tache. Roland sursaute. Puis se réjouit. 

Roland
C’est Vallès qui t’envoie ? 

La silhouette fait oui de la tête en se mettant au travail. 

Roland
Tu vas m’être très précieux. Tout seul j’aurais pas eu le temps d’en faire le quart. 

Ça bosse 

Roland 

Si on en fait trois-cents ce sera déjà bien. 

Ca bosse 

Roland
Tu es moins maladroit que moi. Je ne suis pas très manuel. 

Pas de réponse. Silence. 

Résistant
On se gêne. Prends cette pile et moi celle-là. 

C’est une voix de femme. Roland marque un temps, 

Roland
Pardon, je supposais bêtement que tu étais un homme. 

Résistante
Pourquoi bêtement ? C’est statistique. Dans le réseau il n’y a que des hommes. 

Roland
Toi exceptée, donc. 

Elle ne répond pas. Accélère ses gestes. 

Roland
En ces temps obscurs nous avons besoin de toutes les intelligences, et les femmes n’en manquent pas. 

Résistante
On dirait que tu le dis pour essayer de t’en persuader. 

Roland, souriant. Tu crois ? 

Irène
Je crois que même les hommes les plus éclairés ont du retard là-dessus.
Un temps
Remarque, les femmes aussi. Ça fait au moins un domaine où nous sommes à égalité. 

silence 

Roland
C’est ta première mission toi aussi ? 

Elle a chaud, elle enlève sa cagoule, on reconnaît Irène. Que Roland ne connaît pas. 

Roland
Tu es jeune. 

Irène
Pas plus que toi. 

Roland
Vallès dit qu’il n’aime pas les jeunes et il n’a que des jeunes sous ses ordres. C’est pas de chance. 

Irène
Il prend ce qui se présente. C’est pas lui qui est venu me chercher, c’est moi qui me suis imposée. Il m’a demandé ce que je venais faire dans ses pattes, j’ai dit je ne sais pas. Et c’est vrai je ne savais pas. Je n’ai pas répondu à sa question. Il y a eu un silence. Il attendait que je parle ; moi j’attendais qu’il réponde à ma place. Je crois qu’il ne m’aurait jamais laissé repartir sans que j’aie dit quelque chose. Un temps. Alors j’ai parlé des oies. 

Roland Des oies ? 

Irène
Oui. Des oies. C’est venu comme ça. Des oies ont traversé mon cerveau, comme elles traversent un nuage. Des oies sauvages. En novembre les oies sauvages migrent vers le sud. Tous les ans, immanquablement. C’est comme ça. Elles se sont pas concertées, elles ont pas vraiment réfléchi à l’affaire, mais à l’approche de l’hiver elles migrent vers le sud. C’est leur programme. Je suis une oie. J’ai un programme. Je suis programmée pour m’engager. Pas de quoi se vanter. On peut pas se vanter d’avoir un nez comme ci, ou cette taille là – surtout pas moi. A la rigueur on peut se réjouir. Se réjouir d’être programmé pour voler plutôt que pour labourer ; programmé pour libérer un pays, plutôt que pour l’envahir. Mais s’en vanter ça non on m’y prendra pas. 

Roland
Tu ne crois pas qu’on soit libres ? 

Irène
Absolument libres ou absolument déterminés, ça change quoi ? 

Roland
Ca change tout. Certains s’autorisent de leurs déterminations pour ne rien faire. Ils disent : je suis comme je suis. Ils disent : il faut me prendre comme je suis. Ils disent : c’est plus fort que moi. 

Irène
Oui c’est ça, c’est plus fort qu’eux. C’est une force plus forte qu’eux. Plus forte que moi. Elle guide ma main à l’instant. La main qui saisit ce tract est autonome. Je ne peux m’attribuer ses exploits ni ses lacunes. 

Roland
Tu es donc fataliste 

Irène
Quelque chose comme ça. 

Roland
Le fatalisme est la première justification de la soumission 

Irène
Est-ce que je me soumets en étant là ? 

L’allemand se lève de sa chaise de cabaret et marche vers un coin du plateau qui figurera grossièrement un bureau de commissariat. 

L’allemand
Et puis les français ont commencé à y croire. Pas les français. Je ne dois pas dire les français. Des français ont commencé à y croire. Quelques-uns. Quelques français ont commencé à vouloir. Ils ont agi. Ils se sont agités. Ils nous ont contraints à nous agiter à notre tour. Ca a fait des drames. Ca devait arriver. Ca ne pouvait pas durer. Pas durer mille ans. Nous avions tiré les premiers, maintenant nous essuyions un contre-feu, à quoi nous réagissions, ce qui entrainerait un nouveau contre-feu auquel nous réagirions. Ça ne finirait jamais. Le Reich durerait quatre ans et la guerre éternellement. 

La Grande Histoire Eternellement ! 

Il s’est positionné derrière le bureau, debout. En face de lui. Marc est déjà là, assis, face au bureau.
Long silence.
L’allemand regarde des papiers. 

L’allemand
Vous êtes imprimeur, c’est bien ça ? 

Marc Oui. 

L’allemand
Beau métier. Nous avons besoin de journaux. Pour ma part je suis enchanté de les lire chaque jour. J’aime bien lire le français. Je le lis mieux que je le comprends. Stendhal, quel esprit, n’est- ce pas ? Bravo pour ça. 

Marc
Je n’y suis pour rien. 

L’allemand
Oui c’est vrai tous les français ne sont pas Stendhal. Les amalgames me tueront. Ils nous tueront tous. 

Grande Histoire
Et assureront mon règne éternel ! 

L’allemand
Vous l’appréciez au moins ? 

Marc
Qui donc ? 

L’allemand Stendhal. 

Marc
Je lis peu. 

L’allemand
Pourtant vous imprimez des livres. 

Marc
Avec les restrictions on n’imprime que le nécessaire. 

L’allemand
Vous me rassurez. 

Un temps. Marc ne comprend pas. 

L’allemand
La nuit dernière des textes non nécessaires ont été imprimés, je suis rassuré d’apprendre que vous n’y êtes pour rien. 

Silence 

L’allemand
Des textes non nécessaires et même nuisibles à la paix de notre belle ville. 

Marc n’ose rien dire. 

L’allemand
Vous permettez que je dise « notre belle ville » ? 

Marc 

Bien sur. Je… 

L’allemand
Ces textes ont été, par définition, imprimés. Ces textes imprimés n’ont pu l’être que dans une imprimerie. 

Le ton s’est asséché. 

Marc
La ville en compte trois. 

L’allemand
Mais le journal dans lequel ont été glissés ces tracts -il s’agit de tracts comme vous ne l’ignorez pas- n’est imprimé que dans un de ces trois établissements. 

Marc
Ils ont pu l’être ailleurs puis glissés dans les journaux pendant la distribution. 

L’allemand
Très bon raisonnement. Si bon que je ne peux pas croire qu’il vous soit venu là spontanément. 

Marc
Si pourtant. 

L’allemand
Vous n’y avez pas réfléchi avant ? 

silence 

Marc
Quand j’ai entendu parler de ces tracts, j’ai tout de suite su que l’imprimerie serait soupçonnée. 

L’allemand
Vous n’êtes pas exactement soupçonné, monsieur. Pour nous il ne fait aucun doute que vous avez été instrumentalisé. 

Un temps 

Marc
Je ne vois pas en quoi j’ai 

L’allemand
Et si vous êtes un instrument, il apparaît que des gens se sont servis de vous. Nous en avons l’intuition, mais nous en aurons la certitude, ainsi que celle de votre relative innocence, en identifiant les gens qui vous ont trompé. 

silence
Marc, s’affaissant légèrement 

Putain, j’en étais sûr. 

L’allemand
Rassurez-vous, comme nous avons déjà un certain nombre de soupçons, il s’agira moins de dénonciation que de… confirmation. D’expérience je sais que la nuance est importante pour la conscience morale de interrogés. 

Marc, criant
Je ne sais pas de qui vous parlez. 

L’allemand
Nous, nous savons. Voulez-vous que je vous renseigne ? 

Marc
Je n’ai rien à voir avec ça. 

L’allemand
En ces temps obscurs personne n’a « rien à voir ». 

Un temps 

L’allemand
Par exemple dans une si petite ville comment ne jamais croiser des gens comme Roland Ferniaux ? Vous n’avez pas joui de ce miracle. Fatalement vous l’avez croisé, plusieurs fois même, et pas plus tard que la semaine dernière. 

Marc
C’est un crime, ça ? 

L’allemand
Ca n’en serait pas un si depuis une semaine Monsieur Ferniaux n’avait pas eu quelques allées et venues… atypiques. Il n’excelle pas dans la discrétion, comme vous savez… 

Silence 

L’allemand
Vous confirmez ? 

Marc
Je ne connais pas sa vie. 

L’allemand
Je veux dire : vous confirmez être son ami ? 

Silence qui confirme. 

L’allemand
Notre méthode d’investigation est bêtement géométrique. Nous traçons une ligne formée par les imprimeries de la ville, une autre formée par les personnes susceptibles de s’agiter dans cette même ville, puis nous cherchons les intersections possibles entre ces lignes. Pour l’instant il n’y en a qu’une, et on vous y trouve.
Un temps
Si vous restez seul à cette intersection, vous porterez seul la responsabilité de faits qui vous concernent si peu. 

Silence 

Marc
C’est dégueulasse. 

L’allemand
Des gens ont attenté à la loi, nous essayons que force revienne à la loi. J’aime bien cette expression en français : force revienne à la loi. J’ai souvent cherché l’équivalent en allemand et je…
Il s’interrompt. Marc s’est mis à pleurer. Il y a presque une gêne, qui dure. 

Marc, dans ses sanglots C’est pas la loi, ça…. 

L’allemand, sortant le tract, le montrant à Marc qui ne le regarde pas.
Quel besoin a eu votre ami de nous insulter publiquement ? Voyez dans quelle situation il nous met. Vous devez me rendre des comptes et moi je dois rendre des comptes à mes supérieurs. Nous voici tous les deux condamnés à collaborer. 

L’allemand se sert un café. Il en sert un à Marc. Qui d’abord n’y touche pas. Puis l’accepte. 

Irène retrouve Sébastien.
Ambiance clandestine. On parle bas, on est aux aguets. Debout dans un renfoncement de rue – armée des ombres. 

Irène
Ils ont pris Ferniaux, il faut que tu partes. 

Sébastien
Je l’ai toujours su. Pourquoi est-ce que je l’ai toujours su ? 

Irène
Si tu l’avais moins redouté, ce ne serait pas arrivé. 

Sébastien
Il y a deux ans, j’aurais trouvé ce genre de remarques parfaitement ridicule… 

Irène
… et entretemps tu as appris que la superstition n’était pas moins rationnelle que la raison. 

Un temps 

Sébastien Il parlera ? 

Un temps 

Irène
En tout cas s’il parle c’est de toi. C’est ta tête qu’ils veulent. 

Sébastien
Et la tienne peut-être. 

Irène
Ils ne peuvent pas soupçonner qu’il était accompagné. 

Sébastien
Quel trou du cul, quand même. 

Irène hausse les épaules d‘ignorance 

Sébastien
Règle numéro 1 : se 

Irène
..se méfier des idéalistes. Au moins tu nous auras prévenus. 

Sébastien
Règle numéro 2 : oublier la règle numéro 1, sinon on se méfierait de tout le monde. 

Irène
On se méfierait de toi, par exemple. 

Sébastien Tu crois ? 

Irène
Si tu n’étais pas idéaliste, tu arrêterais tout 

Sébastien
Qui te dit que je ne vais pas arrêter ? 

Irène
Dans deux mois j’entendrai dire que tu as monté un réseau à cinquante kilomètres d’ici. Pour elle-même Toi aussi tu es une oie sauvage. 

Sébastien
Et toi tu vas faire quoi ? 

Irène
Continuer ton boulot. Si tu veux bien. Prendre ta place. Je connais un peu tout le monde je crois. 

Sébastien
Irène, ça va se durcir. A chaque attentat ils tueront davantage d’otages. Continuer veut dire se rendre responsable de plus de morts français qu’allemands. Ce cirque va devenir une guerre, une vraie, et la guerre … 

Irène
…est un jeu où seules brillent les brutes. 

Sébastien
Tu perdras, ou alors tu deviendras une brute. Moi je suis en train de devenir une brute. 

Irène
Une vraie brute ne se rend pas compte qu’elle l’est. 

Sébastien
Personne ne t’en voudra d’arrêter. Et personne ne te glorifiera de continuer. A la libération, il sera strictement indifférent d’avoir lutté ou accepté, puisque tout le monde prétendra avoir lutté et que personne ne se donnera la peine de vérifier. 

Irène
C’est plus fort que moi. C’est une malédiction. Un diner de dix se termine, on sort de table et personne ne range, personne sauf moi. Parce qu’à moi il vient un scrupule. Il vient l’idée que partir sans ranger est odieux. Ce scrupule je le maudis. On l’appelle vertu mais vertu c’est le symptôme, l’aboutissement d’un mystérieux bordel dans les boyaux… Un jour je m’ouvrirai le ventre pour voir. Pour voir comment ça marche. 

Sébastien
Attends la fin de la guerre. Tes découvertes risqueraient de te décourager. 

Irène
Le découragement ne vient qu’à ceux qui ont de l’espoir 

Pendant ces dernières répliques, elle a revêtu en partie sa tenue de chanteuse. 

Irène, l’embrassant sur une joue Moi j’aime trop la vie pour espérer. 

Elle s’éclipse 

Chantal et Yvan 

Chantal
T’es au courant ! T’es au courant c’est sûr ! 

Yvan
Quoi ? Calme-toi, enfin. 

Chantal
Ose me dire dans les yeux que tu ignores qu’ils ont pris Roland. 

Un temps 

Yvan
C’est grotesque. Tu es grotesque. 

Chantal
Comment t’as pu faire une saloperie pareille ? 

Yvan
Comment tu peux croire que j’ai fait une saloperie pareille ? 

Chantal
Parce que tu es dégueulasse ! 

Elle a crié. Silence. Chantal, rectifiant 

Parce que tu tiens des discours dégueulasses. 

Yvan
C’est mieux. Beaucoup plus tendre. Quels discours ? 

Chantal
J’ai pas le cœur à te citer. 

Yvan
T’as surtout aucun exemple. 

Chantal 

J’ai autre chose à penser. 

Yvan
Alors ne mets pas la conversation là-dessus. 

Chantal
C’est pas une conversation. Arrête de croire que tout est une conversation. 

Yvan
Toi arrête les allégations si tu n’es pas capable de les justifier. 

Chantal
Comment tu parles… Comment tu es… Et tu voudrais que je ne te soupçonne pas d’avoir balancé Roland 

Yvan
Balancé où, pour quoi, à qui ? Tu crois que j’ai que ca à foutre de m’informer des gesticulations de ces types. 

Chantal
Oui j’ai bien compris l’idée, tu te fous de la guerre, tu te fous de Roland, tu te fous de tout, tu te fous de moi… 

Elle tombe dans ses bras pour étouffer le sanglot qui monte. Puis s’écarte et s’éloigne de lui. 

Chantal
Tu n’as même pas eu une seconde de compassion pour lui. 

Yvan
Si tu veux que je compatisse d’un malheur, commence par ne pas m’en accuser. 

Chantal, s’éloignant encore, un peu somnambule Tu as raison. Tu as raison sur tout. 

Irène en tenue de scène chantonne à l’arrière-plan. 

Es-tu si sûr de toi ?
Vois-tu bien ce que tu vois ? 

Chantal, seule maintenant.
A peine quitté Yvan quelque chose m’est apparu. J’avais obscurément désiré qu’il ait commis la saloperie dont je l’accusais follement. Quelque chose en moi trouvait désirable cette hypothèse merdique. Une part de moi, la plus viscérale, la plus viciée, la plus déglinguée, la plus raisonnable avait souhaité qu’Yvan ait dénoncé Roland pour dégager la voie et que je parte avec lui ; souhaité qu’il ait fait le geste d’amour que j’avais vainement attendu. 

Irène
Si ça se trouve je ne suis pas là Si ça se trouve je suis là-bas 

Chantal
Quand il a été clair que je délirais, j’ai été à la fois soulagée et déçue. D’être si raisonnable m’avait plongé dans ces eaux troubles. Je me dégoutais d’aimer ce trouble. J’aimais ce dégout. Je me dégoutais d’aimer ce dégout. C’était sans fin. Il n’y aurait pas de résolution. 

Yvan, seul 

Yvan
Que Chantal m’ait cru capable de dénoncer Roland montrait dans quelle basse estime elle me tenait. Je n’avais jamais cru que l’amour soit lié à l’estime, mais là c’était…troublant. Là ça ne pouvait plus aller. Il était temps de partir. La situation me disait : c’est le moment. Pour Paris c’est le moment. J’allais partir, et sans elle. Peut-être qu’elle m’y rejoindrait. Si elle ne le faisait pas, si elle me laissait sans nouvelles, il n’y aurait qu’à se rendre à l’évidence, sans se raconter d’histoires. La vie ne se raconte pas d’histoires, c’est les gens qui s’en racontent. 

La Grande Histoire, prenant le relais.
Une fois terminées ces festivités mondiales, il restera à en écrire la légende. Ils reviendront sur les faits, les repasseront, les visionneront étudieront embrasseront lécheront au gré de leurs désirs. On dit que l’histoire est racontée par les vainqueurs, c’est faux. L’histoire est racontée par des enfants. Par des grands enfants nostalgiques des contes effrayants. Le petit poucet. L’ogre. L’ogre nazi. La cave. Les bombardements. Oh les bombardements. Une nouveauté dans ma panoplie. Une merveille. Quand j’ai vu pour la première fois un avion, je me suis dit mais comment ai-je pu me passer d’un joyau pareil pendant trente siècles ? Comment ai-je pu orchestrer des barbaries si fastidieuses quand il existait dans le cerveau des hommes, n’attendant que de s’épanouir, la faculté de raser une ville en trois lâchers de bombes ?
Il joue à la guerre, imitant comme un enfant les obus qui sifflent et explosent.
Les bombardements les grands enfants n’en retiendront que le but officiel. Affaiblir l’occupant, ce genre de choses, ce genre d’analyses timidement logiques. Ce sera le temps de la falsification. Les bombardés eux-mêmes, les bombardés français oublieront que, voyant s’écrouler des édifices qu’aucun impératif de guerre n’exigeait de détruire, ils avaient fini par penser c’est eux que les bombardements amis voulaient affaiblir. Il rigole, s’arrête net. C’est pas drôle (tête triste). C’est drôle (visage illuminé). Puis alternance des deux mines. C’est drôle, c’est pas drôle. Etc. Numéro de clown. 

Chantal et Marie-Noëlle
Il y a un silence, elles semblent absorbées dans une pensée commune. 

Marie-Noëlle 

Il n’y que ça à faire. Il n’y a qu’elle qui puisse le sauver… 

Chantal
Ca fera une personne de plus impliquée. Une personne de plus impliquée, c’est un surcroit de risque, on l’a bien vu avec Marc 

Marie-Noëlle
Quelle lavette celui-là 

Chantal
On est tous des lavettes. 

Marie-Noëlle
Pas Christine. Christine on peut lui faire confiance… 

Chantal
Je n’ai confiance en personne. 

Marie-Noëlle C’est malin. 

Chantal
Quand des amis te déçoivent, qui est susceptible de ne pas te décevoir ? 

Marie-Noëlle
Faut bien choisir ses amis. 

Chantal
C’est ce que je croyais avoir fait. 

Elle fixe Marie-Noëlle 

Marie-Noëlle Et ? 

Chantal
Et elle m’a déçue. Elle m’a meurtrie. 

Marie-Noëlle
Tu parles d’une amie en particulier ? 

Chantal
La plus proche. La plus familière. La plus intrusive. 

Elles se regardent 

Chantal
Je l’ai vue tourner autour de l’homme avec qui je vis. 

Marie-Noëlle
Tu veux dire de l’homme que tu t’apprête à quitter ? 

Chantal
De l’homme que je n’arrive pas à quitter. 

Marie-Noëlle Par pitié. 

Chantal
Je l’ai vue lui écrire des lettres. 

Marie-Noelle Une lettre. 

Chantal
Et maintenant je la vois se précipiter pour avoir la primeur de le sauver.
Un temps
Mais je vais m’en occuper seule, si tu veux bien. Je vais aller voir Christine sans toi. 

silence 

Marie-Noëlle
Tu aurais du avorter sans moi. 

Chantal
Ah nous y voilà, ton grand argument, ta grande supériorité. Le grand service qui te rend irréprochable. 

Marie-Noëlle
C’est toi qui me l’as demandé, ce service, non ? 

Chantal
Et tu l’as accepté très vite. 

Marie-Noëlle
Je t’ai d’abord dit non. 

Chantal
Tu as d’abord fait semblant de dire non. 

Marie-Noëlle
T’es vraiment dégueulasse. 

Chantal
Jure moi que tu n’y as pas pensé. 

Un temps. Marie-Noëlle ne dit rien. 

Chantal
Jure-moi que tu n’as pas pensé qu’en m’enlevant cet enfant tu me permettais de couper les ponts avec Roland. 

Marie-Noëlle
Evidemment que j’y ai pensé, comment voulais-tu que je n’y pense pas? Oui sans doute que je l’ai fait en partie pour ça, t’es contente ? T’es contente de vérifier que tu as raison de me considérer comme une merde ?
Un temps
Mais un aspect t’échappe, Chantal. L’autre partie, la partie pas dégueulasse t’échappe. L’autre partie c’est mon amitié pour toi. Parce que tu sais quoi ? L’une n’exclut pas l’autre. Grande nouvelle hein ? D’aimer le compagnon d’une amie n’empêche pas d’avoir une amitié intacte, immense, infinie pour elle. 

Sa voix s’est nouée sur la fin. Elles s’étreignent longuement. 

Café-cabaret, vide.
Un panier posé sur le comptoir. Louise est penchée au-dessus, donnant à manger à son bébé. 

Louise
T’es gourmand, toi, hein. 

Alice, la rejoignant
C’est pas un appétit pour les temps de guerre, ça. Il est pas né au bon moment, ce petit. 

Louise
C’est mal fichu. 

Alice
Mais est-ce qu’il y a un bon moment pour naitre. 

Irène, au micro, chante.
Mal fichue, mal fichue
la vie dès l’œuf est mal fichue. On se demande, on se demande Quel mauvaise poule l’a pondue 

Louise 

Faudrait partir en Amérique. 

Irène
Pour les Indiens ? 

Louise
Pour les vaches. Des grosses vaches qui donnent des kilolitres de lait. 

Irène
Tu confonds pas avec les bisons ? 

Alice
Qu’ils viennent d’abord jusqu’ici, les Américains, on verra s’ils veulent bien nous ramener dans leur valise, Ok darling ?
Elle et Louise s’embrassent sur la bouche. L’enfant émet un bruit. 

Louise
Ce petit adore quand on se tripote, c’est suspect. 

Alice
Je pense qu’il adore tout simplement reluquer les filles bien foutus. 

Irène, au micro, chante.
Bien foutue, bien foutue
la vie dès l’œuf est bien foutue On se demande, on se demande Quel bon génie l’a pondue 

Une table, la même que celle occupée par Sébastien et Roland lors de leur première rencontre. Christine en tenue de chant, Marie-Noëlle et Chantal assises face à elle.
Conversation en cours.
Silence. 

Christine
C’est un peu gros, non ? Ça fait six mois que je le snobe, que je fais semblant de pas le voir, que je le remercie jamais pour les fleurs, et maintenant je vais me poser devant lui pour lui faire du gringue. Oui pardon mais c’est un peu gros… 

Marie-Noëlle
Il sera pas très regardant sur le protocole. 

Chantal
En une seconde il perdra tout discernement… 

Christine 

Je suis pas une fée, non plus. 

Marie-Noëlle
Si, t’es notre petite fée. Depuis toujours. 

Elle lui serre le poignet. 

Christine
Et comme ça dans la foulée je lui demande de faire libérer Roland ? Tout ce que ce que je vais réussir c’est à le foutre en rogne. 

Chantal
Pas dans la foulée, faudra attendre un peu… 

Christine
Combien de temps ? Combien de nuits ? Je vais pas passer l’automne dans son lit moi… Un temps
Vous le feriez vous ? 

Marie-Noëlle 

Je ne sais pas 

Chantal
On peut pas savoir. 

Christine
C’est bien ce que je dis, vous le feriez pas. 

Marie-Noëlle
Ecoute, ça m’embête de te le rappeler, mais moi aussi je t’ai rendu un service qui m’a couté… 

Christine
Ah non pas ça. La dette ça marche pas avec moi, j’aime autant y aller pour rien, je voudrais pas laisser croire que j’ai quelque chose à me faire pardonner… 

Chantal
On est désolées 

Christine
Oui, c’est désolant… 

Elle soupire encore. Puis se lève. Puis tourne autour de la table lentement, pensive, les deux autres suspendues à ses lèvres.
Après un temps, elle oriente sa trajectoire vers la table de l’allemand. Elle traverse toute la scène, lentement, peut-être pas en ligne droite. 

Christine Je peux ? 

Elle s’assoit à coté de l’allemand qui s’est levé pour courtoisement ajuster la chaise de son invitée. 

Christine
Ça vous a plu ce soir ? 

L’allemand Comme toujours. 

Christine
Ou alors vous êtes maso. Vous êtes tellement assidu… 

L’allemand
Qu’est-ce que ça veut dire assidu ? 

Christine
Maso par contre vous connaissez. 

L’allemand
Oui, maso, c’est facile, c’est universel. 

Christine
Assidu ça veut dire que vous venez beaucoup me voir. 

L’allemand
C’est comme charmé ? 

Christine
Pas forcément. Mais oui ça peut aller ensemble. En l’occurrence ça va ensemble, n’est-ce pas ? 

Il semble gêné 

Christine
Qu’est-ce que vous êtes timide. 

L’allemand
Tous les hommes le sont devant une femme. 

Christine
C’est une grosse généralité, ça. 

L’allemand
J’ai cette manie, pardonnez-moi. 

Christine
Je connais des hommes très peu précautionneux… 

L’allemand
Qu’est-ce qu’ils font ? 

Christine
Disons qu’ils manifestent plus clairement leur demande, voyez. Sans passer par des objets intermédiaires comme des fleurs. 

L’allemand
Vous savez je n’ai pas de demande particulière.
Un temps
Je ne peux pas me permettre d’avoir une demande particulière. 

Christine
C’est dommage ça. Qu’est-ce qui vous en empêche ? 

L’allemand
J’ai laissé une fiancée à Leipzig… 

Un temps. 

Christine
Mais les autres aussi qu’est-ce que vous croyez ? Elle leur pèse pas longtemps sur la conscience, leur fiancée… 

L’allemand
Je crois que c’est sur sa conscience à elle que je ne pèse pas beaucoup… 

Christine
Vous lui écrivez, au moins ? 

L’allemand
C’est elle qui ne répond plus. 

Christine
En un sens c’est une bonne nouvelle. Enfin, je veux dire, d’un certain point de vue… Enfin pardon je me fais mal comprendre… 

L’allemand
Mais j’aime ce que je comprends. 

Elle lui sourit peut être excessivement. 

Christine
Moi c’est simple, j’ai personne. 

L’allemand
Jusqu’à nouvel ordre. 

Christine
Jusqu’à nouvel ordre allemand. 

Ils se sourient. 

Christine
J’ai envie d’une vodka, tu m’en offres une ? 

L’allemand claque dans ses doigts pour appeler. Le claquement fait apparaître Marie-Noëlle, Chantal, chacun un bras de Roland autour du cou. Il est faible, peut à peine marcher. 

Marie-Noëlle
On va le coucher, c’est ce qu’il y a de mieux à faire… 

Chantal Oui 

Elles l’assoient sur le lit, puis le guident pour l’allonger. Il se redresse. 

Roland
Non, ça suffit cette comédie. Epargnez-moi ça. 

Les deux femmes se sont figées.
Silence.
Marie-Noëlle sort du coton et du mercure d’une trousse, elle prépare pour le lui appliquer. Chantal lui prend des mains. 

Chantal
Laisse. Ça c’est encore dans mes cordes. 

Roland
Non, personne ! C’est dans les cordes de personne. Y a rien à soigner. (au bord des larmes :) C’est ça le comble, y a rien à soigner. 

Marie-Noëlle
Tu es marqué là, et là.. 

Roland, se tapant la poitrine
Je suis marqué là et c’est tout…. Il n’y a que moi qui me suis fait du mal… 

silence 

J’ai été minable. Minable. 

Marie-Noëlle
Tout le monde parle. 

Chantal
Marc aussi a parlé. 

Roland
Lui il n’a jamais prétendu être plus brave qu’il n’est. 

Chantal
N’y pense plus. C’est fini. 

Roland
Qu’est-ce qui a fini ? Rien n’a commencé. Un temps
J’aurais préféré qu’ils me gardent. 

Marie-Noelle
T’aurais préféré mourir ? Mais fallait pas te priver. C’est beaucoup plus facile que de vivre. 

Ils sont tous les trois cote à cote assis sur le lit. 

Yvan passe devant eux, traversant la scène, il part à Paris. Jusqu’à la chanson finale ils resteront comme ça. 

L’allemand.
Je n’ai pas été dupe. Je n’ai pas été dupe mais j’ai choisi de l’être. J’ai été dupe en connaissance de cause. Même quand Christine m’a demandé d’intervenir en faveur de Ferniaux, j’ai choisi de croire que notre couple n’était pas seulement stratégique. Qu’elle avait voulu et aimé nos six nuits. Je me suis raconté des histoires. Je me suis raconté que sa mission avait fourni a Christine le prétexte qu’elle cherchait pour m’aborder en s’exonérant de la faute. A cette fable je me suis accroché. J’ai fait durer. J’ai gagné du temps. Oui Ferniaux serait libéré, mais plus tard, ça ne dépendait pas de moi, en attendant il vaudrait mieux qu’elle ne me quitte pas, si elle s’éloignait il était possible que je l’oublie et que son protégé pourrisse dans nos geôles. On sait bien que la guerre c’est le chantage érigé en principe universel de relation, mais je ne pensais pas importer ses mauvaises manières dans mon lit.
Je suis devenu lourd, elle moins légère. J’ai vu son sourire se forcer, sa sensualité devenir mécanique. Je l’ai vue qui prenait sur elle pour se laisser déshabiller. Comment ai-je pu lui imposer une comédie aussi sinistre ?
Deux mois ineffaçables comme un péché ont passé avant que je me réveille au milieu de ce bonheur trafiqué. Soudain je me suis vu en séquestreur. Je séquestrais la fille que j’aimais. Je séquestrais la fille qui de bonne guerre s’était servi de son corps pour en sauver un autre. 

La Grande Histoire
De bonne guerre, j’adooooore cette expression. 

L’allemand
Je lui ai dit : le char ne te passera plus sur le corps. Je te libère de mon poids. Tu peux repartir en sautillant. Je vais m’occuper du petit agité qui est la seule raison de ta présence près de moi. Christine a dit que l’utile n’excluait pas l’agréable. Elle l’a dit pour alléger ma peine. Je lui ai dit merci et pardon et je ne l’ai plus revue.
Notes au piano de « Plume »
La vie ici est devenue triste, violente, absurde. J’ai demandé à rentrer au pays, arguant de mon pied de plus en plus douloureux, comme gangréné par ma déchéance morale. On m’a affecté à l’organisation du Service du Travail Obligatoire de Berlin. Je me suis plongé dans la paperasse, parlant peu, mangeant seul, ne sortant avec personne. De semaine en semaine j’ai vus revenir du front, voutés comme des vieillards, ployant sous le poids des saloperies subies et commises. 

La Grande Histoire
Les meilleures guerres ont une fin. En quelques mois tout a faibli, tout s’est racorni comme un pénis au sortir d’un bain de mer. Le grand pays expansionniste a été rappelé à la modestie bovine des hommes sans rêve. Il y a bien eu encore quelques feux de paille, quelques terres brulées, mais ça sentait le baroud d’honneur. J’ai entrevu le moment où tout redeviendrait bassement quotidien, le moment où la Grande Histoire le céderait à la petite vie.
Il est accablé. Puis sourit.
J’ai été vite rassurée. La fête ne s’arrête jamais, on trouve toujours suffisamment de volontaires pour la prolonger, et parmi eux ceux-là mêmes qu’on a dépêchés pour refouler l’horreur.
Il clame : Les libérateurs ! Il clame : Les armées de libération ! Ton normal : Les armées de libération sont des armées. (un temps pour faire résonner ce scoop). Elles pillent et violent comme des armées. Elles pillent et violent ceux qu’elle libère. A proportion. Comme il y avait beaucoup de gens à libérer, il y a beaucoup de gens violés. A leur décharge, les violeurs sont souvent ivres. A leur décharge, une armée digne de ce nom est torchée du matin au soir.
Le spectacle a continué. En France, pas moins qu’ailleurs. Juste après la libération (il a clamé encore ce mot) j’ai vu ici plus de choses réjouissantes que je n’y avais vu en quatre ans. J’ai vu qu’on parquait les collaborateurs dans des camps tout juste désertés par ceux que les collaborateurs avaient parqués. J’ai bien aimé. J’ai bien aimé cette ironie de l’Histoire.
Dans une lumière est apparu Marc prostré et vide sur une chaise. Des mains lui donnent des tapes, des brimades. Mains diverses de silhouettes invisibles. Doux lynchage humiliant.
J’ai vu en 45 le nombre de délations atteindre des sommets jamais atteints pendant les trois années précédentes. J’ai vu les libérés faire preuve d’une cruauté tout à fait admirable, … Christine s’est avancée, blafarde et tondue.
…quoiqu’en l’occurrence je me demande si ces artistes ont vraiment inventé leurs festivités capillaires. Je parierais qu’ils n’ont fait que plagier des pratiques ayant cours dans certains camps de Pologne. Leur mérite s’en trouve amoindri. 

Christine 

J’imagine qu’ils sont d’abord passés chez moi. Je n’y étais pas, j’étais au cabaret, je donnais un coup de main à la patronne pour la déco du 14 juillet. Et puis je comptais répéter ma version music-hall de la Marseillaise. Ça j’ai pas eu le temps. 

Alice
En fin de matinée deux types sont entrés et ont demandé Christine. J’ai demandé : « comme la femme du Christ ?», ça ne les a pas fait rire. Ils n’avaient pas une tête à rire ni consommer ni danser. J’ai dit : elle travaille, qui la demande ? Ils n’ont rien dit. Ils voulaient la voir tout de suite. 

Christine
J’ai dit : c’est moi. Christine c’est moi. Ils m’ont fait signe de les suivre. J’ai demandé s’ils étaient de la police, ils m’ont invitée à fermer ma gueule. 

Alice
Je me suis interposée, ils m’ont fait valdinguer dans le comptoir. Je les ai traités de pourceaux, ça les a laissé indifférents. Ils avaient mieux à faire que de m’en coller une. 

Christine
Dehors ils étaient une vingtaine qui m’attendaient. Pour la plupart je ne les connaissais pas, j’ai juste reconnu la mère Bideau quand elle s’est approchée pour me cracher dessus. Ils m’ont saisie par les bras et les pieds, ils m’ont portée sur des dizaines de mètres, j’ai senti des mains sur mes fesses. Quand ils en ont eu marre, ils m’ont reposé et m’ont forcée à m’engager vers le bas de la rue. Les trottoirs étaient pleins de gens qui criaient sur mon passage. J’entendais saucisse, saucisse, saucisse. Ça n’arrêtait pas. Et puis salope. Salope, saucisse, salope, saucisse. Comme je pleurais un type m’a pincé le nez avec son mouchoir en rigolant. Il y avait une ambiance de rigolade. Arrivé place de la République, ils m’ont assise sur une caisse et ils m’ont tondue. Ils s’y sont mis à plusieurs. Je les avais très longs, ça a duré, les ciseaux étaient mal aiguisés, j’aurais eu mal si j’avais encore ressenti quelque chose. Une fois tous les cheveux à mes pieds, j’ai cru que c’était fini, je me suis levée pour rentrer chez moi, je rêvais de ma chambre derrière des volets clos, mais ils m’ont tirée vers la rue et m’ont menée jusque devant la gendarmerie de l’Hôtel de ville. Pour me faire coffrer, j’ai pensé, mais en fait ils m’ont immobilisée devant les grilles. Y avait pas d’interrogatoire prévu. Pas de procès. Un type m’a tendu un bout de miroir cassé pour que je voie la croix gammée tracée au charbon sur mon front. Un autre m’a forcée à m’allonger dans une sorte de grande boite en bois. Je crois que dans leur idée c’était un cercueil. J’ai fermé les yeux et j’ai essayé de ne penser à rien. Je me suis dit que j’oublierais mieux tout ça si je l’oubliais instantanément. Je sais pas d’où ça m’est venu, ce réflexe. Un réflexe de survie. 

La Grande Histoire
Quel fléau l’oubli. J’aime ceux qui n’oublient pas. J’aime ceux qui cultivent la Mémoire. 

Christine
Quand j’ai rouvert les yeux, il y avait Irène penchée sur moi. 

Irène
Je t’ai dit : sors de ce truc, on s’en va. 

Christine
J’ai souri je crois. 

Irène
On tond les cheveux d’une femme pour pas lui tondre autre chose. Les hommes on ne les tond pas. On dit que c’est parce qu’ils ont les cheveux courts, c’est faux, y a une autre raison. 

Christine
Tu m’as pris la main et tu as fendu la foule pour me faire un passage. 

Irène
La foule était pleine de gens qui expiaient leur honte. De gens qui à défaut de se couper le sexe ont coupé des cheveux. 

Christine
On t’a traitée de salope et de saucisse. 

Irène
Un homme excise une femme pour se punir de désirer son clitoris. 

Christine
On t’a crachée dessus. 

Irène
Je serrais bien fort ta main pour pas te perdre. 

Christine
On s’est réfugié au café. C’était calme. 

Louise
Je vous ai fait une soupe. 

Alice
Une soupe de légumes sans légumes. 

Irène
On a pris une bouteille dans le bar et on est rentrées chez moi se blottir dans mon grand lit. 

Christine
Je me suis endormie sans boire. 

La Grande Histoire
Et là les horreurs à venir ont commencé à germer ! Un temps
Là tu as commencé à ruminer : ta vengeance 

silence 

Christine
Non. J’ai dormi. 

La Grande Histoire
Si, si, tu as ruminé ta vengeance. 

Christine J’ai dormi. 

La Grande Histoire
Et au réveil, tu as conçu pour tes bourreaux des sévices supérieurs à ceux qu’ils t’avaient infligés ! 

Christine Non. 

La Grande Histoire
Allons, ce n’est pas possible autrement. L’esprit de vengeance nul n’en est exempt, et c’est ma sève. L’auto-engendrement de la vengeance est le gage de ma pérennité 

Christine Non, désolé. 

La Grande Histoire
Souviens-toi comme ces gens t’ont fait des choses abominables 

Christine
Je ne me souviens pas. 

La Grande Histoire
Ils t’ont frappée bafouée humiliée martyrisée ! 

Christine
J’ai tout oublié 

La Grande Histoire
Pas cette croix sur ton front ! 

Christine hausse les épaules 

La Grande Histoire
Et tes cheveux ! Comment laver l’affront autrement qu’en saisissant à ton tour une paire de ciseaux ! 

Un temps. Christine pourrait être tentée par la perspective. Et puis : 

Christine
Bah, ça a repoussé.
Un temps
Les cheveux, ça repousse toujours. 

Christine retire la cagoule couleur peau qui la rendait chauve. Ses cheveux se libèrent. 

Une musique enjouée part. Un swing. Peut-être un rock, avec guitare électrique. Anachronique. Les comédiens pourront en chantant retrouver leurs oripeaux contemporains.
Chant à plusieurs, toute la distribution. Marc prostré a bondi sur ressort. Ca chante sous les yeux de la Grande Histoire qui s’affale et semble un vieillard. 

Là où Attila passe, c’est entendu 

on dit que l’herbe ne pousse plus. 

C’est archi-faux.
C’est un complot !
On nous raconte des histoires On nous raconte de l’Histoire 

Où Attila passe l’herbe pousse encore. 

Chœur : ça repousse, ça repousse
suffit d’arroser et debout les morts 

chœur : les brins d’herbe ça repousse toujours 

Tu peux couper, castrer, gazer, exterminer 

Chœur : Ça repousse, ça repousse

Tu peux tirer, trancher, arracher, scalper 

Chœur : Les cheveux ça repousse toujours. 

Sur les cranes des femmes en tout cas.
Et pour les hommes on fait quoi ? 

Qu’ils mettent des perruques ! ça les changera 

Ils seront un peu raffinés pour une fois 

Les larmes ça sert à éteindre le feu 

Chœur : qui s’émousse, qui s’émousse 

Les larmes ça sert à arroser les cheveux 

Chœur : Qui repoussent qui repoussent 

Car la vie 

Car la vie
Car la vie toujours ça repousse

LA GRANDE HISTOIRE

Cet article comporte 16 commentaires

  1. Une suggestion : mettre le lien PDF dès le départ pour éviter à l’utilisateur qui souhaite le télécharger de scroll down durant des plombes pour pouvoir y accéder.

  2. François,
    Vraiment parce que c’est toi, je vais tenter un copier coller sur un document Word (Hervé doit m’assister en visio).
    Piscines n’étant pas publié, je me demandais si tu pourrais me refiler le texte.
    Pour l’instant ma pièce préférée de toi est sans aucun doute Oncle Vania.

    1. Je n’avais pas vu le PDF( lien en capitales au-dessus et à gauche du caméléon). Pour l’instant je peux dire que cette pièce me touche à la lecture et qu’elle va rudement bien à l’universel par la situation (à la fois le fait qu’elle soit située historiquement et qu’elle soit caractérisée par une série d’enjeux singuliers). Elle m’a ramené cette chanson.

  3. François,
    Je déconnais pour Oncle Vania. Pour Piscines par contre, non. Dis-moi si ce n’est pas possible.
    Un truc que j’ai cru voir dans la pièce.
    La Grande Histoire, coryphée trouble qui déambule entre les personnages comme un fantôme, trouble comme une idée, comme une justification, une reconstruction abstraite. Le fait qu’il ne soit pas perçu par eux est intéressant : il est une causalité faible, une détermination lointaine de ce qui se joue pour les existants.
    La pièce fonctionne comme la révélation progressive du nouage serré de trajectoires existentielles dans un café cabaret pendant l’occupation. À l’opposé du théâtre à thèse (Les mains sales ou les Justes) dans lequel les personnages se déterminent par rapport à de grands événements historiques, la détermination historique est plus marginale (comme un milieu).
    Les déterminations principales relèvent du nouage entre les êtres et du nœud au cœur des êtres : les motifs rationnels qu’ils invoquent comme justification de leurs actes sont doublés par des mobiles moins avouables et désavoués par les évènements qui se produisent.
    Typiquement : le personnage de Roland dit entrer dans la résistance par souci de justice, mais sans doute pour se persuader qu’il n’est pas lâche. Ce geste apparemment généreux va se payer d’une objectivation de sa lâcheté et de son inefficacité. Il veut nouer sa trajectoire à la Grande Histoire mais se trouve humilié et culpabilisé.
    L’enjeu de l’engagement n’engendre pas une narration schématique qui met à l’épreuve le motif ou l’idée que le personnage incarne comme un idéal type dans la Grande Histoire, ce n’est qu’une détermination possible dans la trajectoire de Marc, elle-même entrelacée à d’autres trajectoires auxquelles la narration fait également droit.
    La pièce pourrait reposer sur un triple nouage : au cœur des personnages, entre eux, entre eux et les évènements qui les sur ou sous déterminent : cette opération de nouage sophistiquée c’est le moyen d’être au plus près non de l’universel abstrait, mais de celui de l’humaine condition, de la vie en somme. Le mouvement narratif dont aura compris que je loue le naturel ne mène pas temps à un dénouement qu’à un nouveau nœud qui nous tient éloigné d’une résolution.

  4. Cette pièce m’a éclairé
    elle a pour moi permis de placer
    Au bon endroit la ligne de front
    Contre la guerre justement
    Entre la grande et la petite histoire

  5. Salut.
    J’ai fini de lire La Grande Histoire et j’ai vraiment adoré François. Tes pièces sont trop méconnues.
    Je ne me rappelle pas avoir vu dans une autre œuvre sur la 2ème GM un éloge de ceux qui ne résistent pas et pensent uniquement à leur propre survie. (mais c’est peut-être seulement mon ignorance crasse). Quand il s’agit de cette période j’ai l’impression d’entendre souvent une glorification de l’altruisme sacrificiel… En même temps le discours de Roland à Marc est redoutable de finesse, ou de tromperie, ou les deux.
    « Porté par une cause on peut s’élever très haut. » effectivement que ne ferait-on pas pour la noble cause. C’est une pièce salement complexe.
    J’aime bien que Marc suive Roland tout en étant très énervé de le faire, comme si son corps savait organiquement qu’il se trompait mais qu’il devait subir la tyrannie de l’idée.
    Sinon, j’ai beaucoup ri, surtout en lisant les blagues des femmes. Elles contrastent bien avec les personnages masculins.
    Et puis très inattendu et intéressant ce personnage allégorique mi-homme mi-femme. L’histoire avec un grand h ce n’est donc pas que du virilisme ?
    Aussi François je voulais te demander, vas-tu mettre sur ce site d’autres pièces qui n’ont pas été publiées, genre Un deux un deux, Non-réconciliés, Piscine(s) ? Ça ferait plaisir.

  6. Bonjour ! En parlant de théâtre, je suis prof et je veux travailler de larges extraits de « la devise » avec des élèves de lycée pro, (un lycée pro où existent des heures obligatoires de pratique du théâtre, de manière « expérimentale » ou « pilote » bien sûr…). Comme les élèves sont 2x 12, je suis obligée d’adapter et de faire un montage, faire des coupes. Bon peut-être que l’idée ne vous plaira pas et que vous ne serez pas d’accord (auquel cas je m’abstiendrai peut-être…) : j’ai bien sûr le bouquin mais je cherche le texte numérique pour me faciliter le boulot. Serais-je outrecuidante de vous le demander ?
    Merci pour tout le reste.

  7. Priscille : je crois que les commentaires de la section théâtre sont peu fréquentés, vous avez plus de chances d’avoir une réponse de François en lui écrivant sur le forum.

  8. Salut, j’aimerais bien lire le texte de la pièce “Le lien”, est ce qu’il existe qqpart édité ou autre ?

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