La série Cinéma de notre temps propose le portrait documentaire de cinéastes. Elle est le…

CINÉMA BOURGEOIS, ÇA VEUT DIRE QUOI?
Récemment les camarades de Frustration ont passé l’année de cinéma au prisme de leur concept pertinent de “bourgeois gaze” https://www.frustrationmagazine.fr/bourgeois-gaze-2022/
On approuve l’article en question, à quelques détails prés (par exemple le noir et blanc d’Audiard a une autre vocation que celle de “faire cinéma d’auteur”, on précise ce point dans la Gene occasionnée consacrée aux Olympiades https://soundcloud.com/la-gene-occasionnee/episode-33-les-olympiades/s-Z3GwBiJtQCU?si=1f8e2b0fa9344a75913a45351caf2bd6&fbclid=IwAR04G527bh0QOSLJ9bwidKfLrFYdUtnkhpJhEwYLBvRln0G9QQ2se5iTXos
On apporte à la réflexion le tribut de trois textes écrits au cours des années 2010. Les films évoqués sont pour la plupart oubliés – ainsi va le cinéma bourgeois : vite vu, vite effacé. Mais il suffira de songer à ceux que nous a servis l’année 2022 : Revoir paris, Le parfum vert, Les enfants des autres, Chronique d’une liaison passagère, Les passagers de la nuit, Un autre monde, ces deux derniers, sommets de l’auto-érotisme bourgeois, ayant également fait l’objet d’une Gene occasionnée.
LE NEUTRE BOURGEOIS DU CINÉMA FRANÇAIS
Parler du cinéma français pourrait consister à recenser ce qu’on y voit. Ce qu’il montre, ce qu’il ne montre pas ; ses espaces préférés, ses hors- champs ; ses corps coutumiers, ses invisibles.
Que voit-on dans la marqueterie de sketchs de L’art d’aimer, le dernier film d’Emmanuel Mouret encore à l’affiche ? Des gens d’apparence plaisante répondant aux prénoms de Jeremy, Paul, Achille, Isabelle, Boris, évoluant dans des appartements cossus ou sur des moquettes d’hôtel au cachet ancien, sortant (rarement) dans les rues propres d’arrondissements centraux, s’asseyant à des terrasses de café néo-tradi. Tout cela emballé par d’alertes fragments de piano classique. Invariablement. Pas une note qui dissone dans la partition. Pas une touche qui jure dans l’élégant tableau que composent les films de Mouret à ce jour. Libre à lui. De se tenir là, de s’en tenir là. Et libre aux spectateurs de se fondre ou non dans ce décor. Question de goût et de couleur. Question de socio-tempérament. Les uns continueront à prendre ce train (ce fiacre) en marche une fois tous les deux ans ; les autres, préférant les environnements moins feutrés, préférant les PMU aux salons de thé, n’y monteront plus ; déclineront cette invitation sur carton à une réception bourgeoise.
Si « bourgeois » ne désigne qu’un cadre (de vie, de cinéma) diversement apprécié par les uns et les autres, l’affaire ne mérite pas trois pages d’un magazine culturel. Or, aussi idéologiquement marqué soit ce mot qu’on n’ose plus prononcer qu’en formant des guillemets digitales, c’est bien une perplexité d’ordre esthétique qui nous amène. Le décor décrit ci-dessus, celui d’un paquet de films français, n’est qu’un symptôme : il est le précipité d’un processus créatif qu’on gagnera à restituer
Restituons.
En réalité, Mouret ne commet pas un cinéma bourgeois, mais un cinéma littéraire. Et ce n’est pas tant la voix off en soi qui autorise cette caractérisation, que sa teneur narrative. Outillée du passé simple, exposant les enjeux puis dressant le bilan des situations, assurant les transitions,comblant les ellipses, prenant en charge les affres intérieures des personnages, elle brode un récit dont le fumet verbal évoque des nouvelles libertines des époques à particules. Ici c’est le texte qui ordonne les images, souvent réduites au statut d’illustration, aussi vrai que chaque sketch se veut l’illustration de l’adage sur l’amour qui lui tient lieu de titre. C’est cela qui importe : l’image comme support – support de fables badines. De la présence que recueillent ses plans, le cinéaste n’attend aucun supplément. Tout est fait au contraire pour que rien n’y pénètre à l’improviste : gommage des sons ambiants, prédilection pour la focale courte, plans serrés, et surtout très peu d’arrière-plan. Mouret place volontiers ses comédiens devant une cloison d’appartement, ou les fait longer la pierre lisse d’un immeuble, de sorte que le contenu du cadre se réduise à ce qui a été écrit. Le duo amoureux, et aucune place faite à ce qui excéderait ce compte préalable. Une statistique objective confirmerait que 90 % des situations impliquent deux personnages ou moins – d’où le choc oculaire lorsqu’une scène s’ouvre sur une tablée de cinq, il est vrai vite quittée par l’héroïne pour répondre au téléphone. C’est le point de cohérence, respectable en soi, de ce cinéma empreint de l’idée que les choses du corps procèdent du cerveau : inutile d’incarner les situations, puisque c’est dans la tête que ça se passe – celle des personnages, celle de l’auteur, qui plus que jamais mérite son nom.
Mouret, enfant de Rohmer ? Cela se dit. Et ne serait vrai que si son supposé père correspondait à la caricature qu’on persiste à en faire – en gros : marivaudage dans des fauteuils Louis XVI. Outre qu’elle est tout sauf « de chambre », préférant les extérieurs aux intérieurs, il n’y a pas plus incarnée que l’œuvre de Rohmer. Même frappés d’un label littéraire comme « contes moraux » ou « comédies et proverbes », ses films s’inscrivent résolument quelque part, et, rossellinisme oblige, il entre dans leur projet d’éprouver ce quelque part à l’enregistrement questionneur. Voyez les pentes de Clermont-Ferrand dans Ma nuit chez Maud, le lac d’Annecy dans Le genou de Claire, les rues pavées du Mans dans Le beau mariage, les villes nouvelles de banlieue dans L’ami de mon amie, le boccage vendéen dans L’Arbre le maire et la médiathèque, le contexte viticole de Conte d’automne, les plages bretonnes de Conte d’été. Et celles de Biarritz dans Le rayon vert : bondées, bruyantes, colorées, animées. En un mot : peuplées. C’est fou ce qu’en cinquante ans Rohmer aura capté du réel français, de ses habitants (issus aussi souvent de la classe moyenne que des strates supérieures), de ses stigmates d’époque. Tourné en 83, Les nuits de la pleine lune porte, c’est tout bête, la trace de 83 : vestes à épaulettes, Renault 5, fourgonnette PTT, design anguleux, jusqu’aux notes synthétiques d’Elli et Jacno, à quoi on se doute bien que le mozartien Rohmer est insensible, mais tel n’est justement pas le but : loin d’imposer sa marque d’auteur, le discret Eric se rend poreux au contexte, par des protocoles de mise en scène opposés à ceux de L’Art d’aimer – décor naturel, son direct avec captation des ambiances, profondeur de champ, etc.
Bien malin qui pourra dater les films actuels de Mouret en les revoyant dans vingt ans, puisqu’ils baignent dans un intemporel analogique de la prétendue intemporalité des sentiments disséqués. Plutôt que d’un goût bourgeois, la prédilection pour certains quartiers peu altérés par la modernité, et particulièrement peu foisonnants, vient d’abord de là. Elle découle d’une stratégie de mise sous cloche du plan. Est-ce parce que la bourgeoisie cultive plus volontiers des pratiques d’un autre temps, et donc d’aucun temps — ne serait-ce que les codes galants suggérés par le titre ? De fait, les quartiers populaires de Paris comptent peu de libraires comme le Boris de l’Art d’aimer incarné (ce n’est pas le mot) par Laurent Stocker, cerné de rayonnages emplis d’éditions anciennes dont on le verra relier un exemplaire. Mais en amont de cette donnée, il est tout simplement très rare que les personnages de Mouret exercent un métier, et encore plus rare qu’on les voie l’exercer ; ce serait les inscrire dans la chair du réel, quand ils doivent demeurer des créatures de papier. Ce que vise Mouret, ce n’est pas le désuet, c’est le désincarné, le neutre. Or le neutre du cinéma français, c’est la bourgeoisie. Partant de là, si l’on veut que le corps filmé ne présente aucun autre signe particulier que les transports amoureux ou sexuels dont le dote le scénario, c’est un corps bourgeois qu’il faut convoquer.
Un corps bourgeois, qu’entend-on par là ? Quelque chose qui ressemblerait au corps de l’auteur de ces lignes : associable à des prénoms comme Paul ou Achille – prénoms, notons-le, dispensés de patronymes qui les marqueraient à l’excès, les socialiseraient ; évidemment blanc ; hétérosexuel ; élégant-cool ; entre trente et cinquante ans. Voilà le corps qu’un réflexe pose au milieu de la page avant même de construire le récit. Voilà l’épicentre du cinéma français, son point médian, son invariant, le nerf de sa monotonie.
Qui n’est rompue qu’à deux conditions.
Soit le scénario rend nécessaire l’apparition d’autres corps : des vieux pourjouer les parents des héros, des jeunes pour jouer leurs enfants, un Noir pour leur servir d’aide-malade (Intouchables), une sœur fonctionnaire de province montée à Paris pour les emmerder (Les sœurs fâchées). La place scénaristique de ces personnages non-neutres, typés, est alors conforme à leur place périphérique dans le casting d’ensemble du cinéma français, lui- même calqué sur la composition supposée du public moyen (les deux évoluant de concert ; par exemple le vieillissement du public a depuis dix ans relevé l’âge des premiers rôles –Auteuil Cluzet Lindon).
Soit le cinéaste commet l’acte volontariste de déloger des corps coutumiers du centre du plan pour y installer les corps marginaux, qu’ils soient jeunes, prolos, provinciaux arabes, etc. Ce qui implique souvent de déplacer la logistique de tournage vers des territoires excentrés (banlieue, lotissements périurbains, monde rural, littoral). Dans ce deuxième cas, à quoi chacun aura associé immédiatement quelques noms, on suppose toujours que la démarche est irriguée par un esprit démocratique du même ordre que celui qui motive le mise en avant de la diversité. Le plus souvent, les choses ne se passent pas comme ça. Parmi les cinéastes français en activité qui travaillent en lisière de l’espace neutre-bourgeois, presque tous sont, à des degrés divers, familiers de la périphérie. Letourneur a construit son premier long-métrage (Ma vie au ranch) autour d’une bande d’étudiantes déchainées ? C’est son histoire encore toute fraiche que raconte cette impétrante pas encore trentenaire. Les films de Guiraudie ont l’accent du Tarn qu’ils quadrillent depuis quinze ans ? Le cinéaste y est né, y a grandi, y habite encore la moitié du temps. Kechiche et Ameur-zaïmeche ? Pas la peine de faire un dessin. Les frères Larrieu ? Pyrénéens de souche. On pourrait multiplier les exemples, y compris empruntés au passé, attestant que les cinéastes à la marge n’ont pas élargi le panel au prix d’un geste politique. Ils ont simplement importé dans le cinéma français des fictions, des trajectoires, des postures, des parlers observés dans leur vie, et qu’ils désirent restituer. Guiraudie ne caste pas des gros et des vieux dans un élan abstraitement humaniste, comme on ferait l’aumône, mais parce qu’il aime les gros et les vieux. Même chose pour Kechiche filmant pendant des heures la danse du ventre d’Hafsia Herzi dans La graine et le mulet. Leur géographie et leur métabolisme alternatifs s’infèrent des affects formés par leurs parcours personnels. Ils n’ont pas plus de mérite, de mérite moral en tout cas, que les cinéastes issus d’un terreau bourgeois, qui comme eux tirent leurs récits de leur environnement.
Une chose les en distingue pourtant radicalement, c’est la conscience pointue que leur manière ne va pas de soi. Le neutre du cinéma étant ce qu’il est, blanc-hétéro-quadra-centre-ville, au moment où vous filmez des caristes et des mécaniciens musulmans dans une usine de la ZI de Montreuil (Dernier maquis), vous ne pouvez pas ignorer la singularité de l’opération, son caractère d’exception, la responsabilité qu’elle vous donne. Vous ne pouvez qu’en peser les conséquences, prendre à bras le corps les problématiques qui en découlent et qui présideront pour une part aux décisions de mise en scène. Vous en venez à mesurer votre geste de cinéma à l’aune de représentations courantes. Alors que les cinéastes du périmètre neutre-bourgeois s’étonnent quand on attire leur attention sur l’homogénéité sociale de leurs productions. Les plus pénibles d’entre eux clameront que ce n’est pas le propos, qu’ils sont là pour raconter une bonne histoire et c’est tout. D’autres plus estimables expliqueront qu’ils gomment en connaissance de cause les déterminants sociologiques pour hisser leurs récits à l’universel. Ainsi se défendit Honoré quand on lui reprocha d’avoir situé La belle personne dans un lycée du seizième arrondissement. C’était bien la meilleure parade possible à cette critique douteuse — pourquoi y aurait-il plus de vertu à filmer un fils d’immigré qu’un fils de ministre ? Encore faudrait-il que ce cinéaste subtil reconnaisse, assume, et pourquoi pas regrette que les identifiants sociaux on ne s’en débarrasse pas comme ça ; que Louis Garrel et Léa Seydoux ont beau être de parfaits véhicules d’une histoire d’amour hors d’âge, ils n’en portent pas moins sur leur gueule leur adolescence dans les beaux quartiers. Faute de quoi il encourt l’argumentaire implacable des théoriciens des minorités : ce que vous appelez l’universel est l’autre nom du majoritaire, dont vous méconnaissez la spécificité pour la simple raison que vous y appartenez ; votre universel est un universel très relatif. Très occidental. En l’occurrence il perpétue la figure du héros courtois français d’extraction noble. Le chrétien Rohmer ne se cachait de cette motivation lorsqu’il puisait dans un vivier de jeunes gens propres sur eux pour former la distribution des Amours d’Astrée et Céladon – ni quand il confiait rechercher toujours des comédiens capables d’articuler clairement des phrases à syntaxe nette. Il savait ce qu’il faisait. Les autres savent-ils ? A les entendre, non. Plutôt le déni : je ne vois pas de quoi vous parlez, moi c’est l’humain qui m’intéresse, et l’humain n’a pas de lieu attitré. Le nulle part dans quoi circule le cinéma français s’autorise d’une priorité accordée aux choses de l’âme. Quand il s’installe au cœur d’une famille bourgeoise, il escamote l’adjectif pour se focaliser sur le substantif. Depuis une trentaine d’années les paradigmes soi-disant universels de la famille ont recouvert le lexique de classe. Mélanie Laurent ne dira certes pas de son premier film qu’il chronique la vie sentimentale de la bourgeoisie bohème du Paris des années 2000, mais que son titre, Les adoptés, indique bien son centre d’intérêt : la thématique de la filiation, in abstracto. Que le rôle principal y soit réparatrice de violon et l’autre libraire est secondaire. Pas le sujet, pas le propos, pas fait exprès, juste comme ça histoire de.
Bien sûr il n’est pas d’aveu plus criant que ce déni ; rien ne signale mieux la bourgeoise que l’aveuglement à ses propres signes distinctifs. Mais le déni est sincère. Ces cinéastes sont de bonne foi quand ils disent qu’ils n’écoutent que leur inspiration, leurs aspirations, leur naturel. Simplement, leur naturel est trempé de présupposés culturels impensés. Pour eux le naturel consiste à faire évoluer les personnages entre Luxembourg et Bastille ? On le comprend, mais ce n’est pas neutre, ça ne le devient que par accoutumance optique à ce cadre récurrent. Pour eux le naturel consiste à aller chercher les meilleurs comédiens, sans regarder à leur appartenance sociale ? On le comprend, mais d’une part les supposés meilleurs comédiens sont choisis selon leur compatibilité avec des scénarios et des personnages inconsciemment typés bourgeois – comme le confiait un jour la lucide Emmanuelle Devos : les discussions au café le Rostand ça va je connais, pas besoin de composer. D’autre part, où va-t-on les chercher, sauf volonté réfléchie d’échapper aux circuits habituels ? Dans le cheptel des cours de théâtre et des conservatoires, investis par on sait bien quel genre de rejetons — si on ne sait pas, on n’aura qu’à y passer un après-midi, et pendant qu’on y est se renseigner sur l’enfance de nos cinéastes et comédiens, histoire de hisser à un niveau structurel le phénomène anecdotique des « fils de ».
Ici se profilent des questions sociales ou sociétales bien connues : quelles initiatives pour permettre l’accès de tous à des métiers squattés par les classes supérieures, comment combattre l’auto-renoncement des classes populaires à se les approprier, etc. Gardons cependant le cap esthétique. La faible diversité sociologique à l’écran n’est pas seulement un inquiétant indicateur de la santé égalitaire du pays ; elle produit une redondance des motifs, à peine compensée par la puissance quantitative de notre cinéma. Des exemples ? On a évoqué des lieux, on évoquera des situations (adultère, mort d’un parent, règlement de comptes de fratrie, et depuis peu : ami accidenté dans le coma), l’arrivée en force de la figure du psy, les multiples évocations de Demy, les références au cinéma classique américain, à ses numéros de danse, à ses crooners, comme absolu de l’élégance, les citations truffaldiennes, la distribution de Catherine Deneuve en matriarche du casting porteuse d’une mémoire cinématographique (vue récemment chez Ozon, Desplechin, Honoré), etc. Motifs bourgeois ? Notons juste que le romanesque à la Truffaut se donne systématiquement un cadre aisé ; au même titre que les introspections d’un Bergman, autre figure tutélaire de l’actuel auteurisme français.
Pour autant, à ceux qu’une inclinaison « naturelle » oriente vers ces motifs, on ne réclamera pas des stratégies de métissage social contre- nature. Qu’ils continuent à pétrir une pâte familière, plutôt que de s’aventurer dans des sphères dont ils ignorent tout – voir la grande intelligence avec laquelle Honoré a négocié, avec Homme au bain, la commande d’un tournage à Gennevilliers. Tout juste rêve-t-on qu’ils prennent conscience de la relative uniformité de leurs livraisons. Conscience de leurs lieux communs. Conscience que leurs pratiques spontanées relève d’automatismes sociaux producteurs d’automatismes artistiques. Filmer des médecins, des écrivains ou des cadres troués de névroses, très bien. Mais les filmer en tant que tels. Prendre acte du fait qu’il s’agit d’un matériau particulier, dont la particularité appelle examen, observation, attention. Répétons-le : il n’est ni plus méritoire ni plus intéressant de tourner dans la ceinture postindustrielle de Dunkerque que sur les pavés de Saint-Germain-des-Prés. Les bourgeois n’ont pas un coefficient de réalité inférieure aux prolos ou aux paysans ; ils ne sont pas moins en chair, du moment qu’on consent à les incarner.
Emule du Resnais le plus abstrait plutôt que du naturaliste Pialat, Desplechin n’a eu de cesse que de montrer l’impossibilité même de l’incarnation – la vie comme songe où rien n’arrive vraiment à nous autres fantômes. Mais sa puissance tient, entre autres atouts, à sa lucidité quant à la force déterminante des poches sociales qu’il investit. Peut-être parce qu’il voue à son milieu d’origine une tenace hostilité, celle dont La vie des morts et Conte de Noel tirent leur dynamique. En tout cas cette distance acerbe le secoue de l’apathie du poisson qui ne sent plus l’eau dans laquelle il glisse. Parions qu’il n’hésiterait pas à nommer bourgeoises les tribus qu’il observe et dont il restitue l’étrangeté, celle qui fait qu’on est ceci et pas cela, qu’on n’est pas n’importe qui, qu’on n’est pas seulement un humain. Au bout du compte, Desplechin est depuis vingt ans, sans s’en donner l’air, un excellent cartographe de la bourgeoisie française contemporaine. Aura-t-on mieux filmé l’élite universitaire (et son déclassement) que dans Comment je me suis disputé ? Mieux observé la très méconnue bourgeoisie diplomatique que dans La sentinelle ? Mieux pénétré la bourgeoisie industrielle que dans Leo ou Dans la compagnie des hommes ? En réalité la question est creuse : dans ce sport il est le seul compétiteur.
Spectaculaire paradoxe que celui d’un cinéma majoritaire infoutu de documenter le milieu dans lequel il puise l’essentiel de ses forces vives. Paradoxe qui n’en est pas un, sous-tendu par la logique que nous ressassons depuis trois pages : le naturel, l’impensé, l’air qu’on respire, le poisson dans l’eau. Comment ces artistes auraient-ils l’idée d’attirer le regard sur une réalité qu’eux-mêmes ne voient plus ?
On s’en est assez souvent plaint : le cinéma français documente mal la France. Si l’on mettait bout-à-bout les plans fabriqués pendant une année sur le territoire, l’ensemble n’en restituerait qu’un pan très réduit. Ce qu’on dit moins, c’est que sa composante bourgeoise est la branche la plus négligée. Ne serait-ce que sa composante patronale. A-t-on vu un patron ou un financier crédibles à l’écran ces derniers temps ? Surement pas chez Klapich, Klotz ou Moutout, où ils sont jugés avant que d’être observés, et regardés en se bouchant le nez. De là à penser que le salut viendra de l’intérieur, il n’y a qu’un pas qu’on franchira par wishful thinking. Les cinéastes évoluant dans le milieu bourgeois sont peut-être les plus habilités à en rendre compte. A condition qu’ils en actent l’existence. Plutôt que d’adresser à Danièle Thomson le sempiternel reproche d’ancrer ses fictions dans des grands appartements avec domestiques, on devrait lui réclamer le minimum syndical : qu’elle les filme vraiment, ces lieux, tant qu’à les occuper. Qu’elles scrute et invite à scruter les jeux de reproduction qui y ont cours, les effets d’habitus, l’évolution des codes, les ressorts de la petite entreprise qu’est toute famille de la classe supérieure – au passage rendons grâce à Honoré d’avoir tisonné cette matière dans Non ma fille tu n’iras pas danser.
Que voit on dans Mon pire cauchemar, le dernier film encore à l’affiche d’Anne Fontaine ? Des travellings dialogués entre le lycée Henri IV et le Panthéon, normal. Isabelle Huppert, André Dussolier, normal. Elle directrice d’exposition, lui éditeur, normal. Poelvoorde débarquant de sa double périphérie (prolo et belge) pour retaper et animer le F12 qu’ils habitent à dix mètres du Théâtre de l’Odéon, normal. L’intrus boit et parle de cul une réplique sur deux, normal aussi, n’en demandons pas trop à Anne Fontaine quant à la représentation du côté prolo. Mais le côté bourgeois, qu’a priori elle connaît bien, essuie le même traitement caricatural. L’épouse frigide et acariâtre, le mari mondain et soumis à son écrivain à succès évidemment pédant. Ces gens n’existent pas. Ils sont des créatures de comédie. Ils sont personne, ils sont nulle part. Trop méchants ou lâches pour que quiconque s’y reconnaisse. Ainsi le spectateur qui aurait le même train de vie, habiterait le même quartier, évoluerait dans la même sphère professionnelle, ne se sentirait pas concerné. Au cinéma comme dans la vie, les bourgeois c’est toujours les autres. A croire que cette catégorie est caduque, moyennant quoi il est grand temps de mettre fin à ce texte sans fondement.
LA CINÉASTE ET SON PAUVRE
Redisons-le : si jamais un film mérite le qualificatif bourgeois, ce n’est pas parce qu’il occupe des grands appartements de centre-ville ou des maisons de l’Ouest parisien. C’est qu’il occupe ce cadre sans l’étudier ni même prendre acte de sa spécificité. C’est que ce décor lui est naturel. Un sociologue parlerait de naturalisation d’un fait culturel. Un critique de cinéma a parlé du neutre bourgeois du cinéma français.
Il faut une effraction de la pensée dans l’impensé pour qu’un individu évoluant dans ce biotope réalise que ce neutre ne l’est pas. Dans l’élan de cette soudaine faculté à s’étonner du familier, un scrupule moral lui vient, qu’il prolonge en résolution. Il ne filmera plus des nantis comme lui, consumés par une passion adultère ou écorchés par l’alzheimer d’un grand-père rescapé d’Auschwitz. Il ouvrira les portes de sa fiction à l’Autre, au pas comme nous, au pauvre.
Or en art comme en politique, et en l’occurrence ils se touchent, on se méfie de l’altruisme par scrupule. Pas plus que l’ancrage en territoire huppé n’est l’assurance d’un film de droite, le grand saut vers le prolétariat n’est la promesse d’un film de gauche. Il ne suffit pas de poser un pauvre au milieu du plan, l’acteur amateur qui l’incarne aurait-il été déniché lors d’un périple en territoire indigène. Il faut voir ce que le cinéaste fait de lui.
Que fait Emmanuelle Bercot de son pauvre ? Elle l’assoit et le fait taire. Elle charge des éducateurs, éducatrices, avocats, profs, directeurs et directrices de centre fermé de se relayer auprès de lui pour émettre 80% des mots prononcés dans La Tête haute. Pour dire et redire au prénommé Malony qu’il vaut mieux travailler que glander, lire que voler, parler que crier, passer le permis que conduire sans. La demi-douzaine de scènes dans le bureau de la juge des enfants qui scandent, vertèbrent, ouvrent et ferment le film, offrent la quintessence de son organisation générale. Côté porte, trépignant ou amorphe, taiseux ou hurlant, le délinquant précocement hors-la-loi. Côté fenêtre, madame Deneuve s’armant de patience pour dire la loi.
La juge des enfants occupe dans le système judiciaire une place analogue à celle de la brigade des mineurs, sanctifiée par Polisse coscénarisé par Bercot, dans l’organigramme policier. La branche sympa du maintien de l’ordre. Le département éducatif du pouvoir régalien. La main gauche tendue avant que la main droite sorte la matraque. La juge commence ainsi : nous sommes là pour te protéger. Protéger l’enfant, donc, encore – obsession des peuples anémiés, flairerait un nietzschéen. Le protéger non plus contre les pédophiles mais contre lui-même, avant que ses récidives désespérantes décident les pouvoirs publics à protéger de lui la population. Case 1 l’école, case 2 la prison. Nous y viendrons.
Ce rôle en or représente pour Catherine Deneuve une sorte de version radicale de la fonction-symbole que certains cinéastes lui font endosser depuis deux décennies. Celle d’une super maman, d’une Belle Maman, d’une maman belle et d’extraction haute couvant les enfants de France, comme dans le final de Potiche – « que c’est beau la vie », chantait-elle en bénissant une foule de braves gens. Celle de la maitresse de maison du cinéma français envisagé comme grande famille bourgeoise. D’une actrice passant de film en film comme une châtelaine passe de groupe en groupe dans une garden party, s’assurant que ses invités s’amusent, se tiennent bien, ne font pas de selfies. Dans la scène, assez irréaliste mais peu importe, où la juge déjeune avec les pensionnaires du centre de réinsertion, le dialogue lui confie une tournure en forme de lapsus sociologique : « mes mineurs ». Pour englober la bande de loulous passés par son bureau et en voie de rédemption sociale : mes mineurs. Comme un seigneur dit : mes gens.
De son seigneur, le gueux attendait jadis quelque libéralité accordée en récompense de son bovin respect des règles qui l’aliènent. « Prends la main qu’on te donne » dit la juge à Malony. Et il la prendra. D’abord la refusera puis la prendra – cette dramaturgie vous fait un scénario. L’insert sur leurs deux mains nouées scellera le film et sa réussite. Mission accomplie. On peut rentrer à Paris. Le pauvre est dressé. Il a mérité d’intégrer la grande famille d’accueil du cinéma français.
La sagesse populaire dit qu’on ne fait pas d’étalon avec un cheval de labour. La fiction française, si. D’un méchant pauvre elle fait un bon gars. En quoi elle tient de la thérapie-éclair. Car il s’agit bien de traiter un malade. Malony souffre d’une maladie grave qui s’appelle la pauvreté. Laquelle est, comme l’invariable décor cossu du cinéma français majoritaire, un donné. Surtout pas une production sociale. Ce n’est pas seulement le contexte dunkerquois, nommé mais jamais visible, qu’escamotent les cadres serrés et l’enfilade de scènes d’intérieur abordées in medias res – et l’on serait malhonnête de décrier cette manière qu’on prise tant chez Pialat, ou dans le dernier Brizé ; c’est l’ensemble des circonstances, violences, humiliations, contraintes, facteurs socio-historiques, variables régionales susceptibles d’avoir dessiné la situation de la mère de Malony, et par suite celle de son fils. De sa situation, de son degré niveau de précarité, nous ne saurons presque rien. Et le mot pauvre n’est jamais prononcé, qui resituerait le cas Malony dans un rapport (il n’y a de pauvres que parce qu’il y a des riches). Bercot ne décrit pas une situation mais un état. Une tare de naissance – Malony a six ans lors de la première scène dans le bureau de sa mère la juge—, transmissible de père en fils, selon un déterminisme zolien amputé de son fil social pour ne retenir que le fil atavique, tendu depuis une origine si immémoriale qu’elle finit par fixer une essence. Il y en a qui naissent roux, d’autres avec un bec de lièvre, d’autres pauvres. Parfois ce sont les mêmes. Grosse déveine utérine.
En hommage sans doute inconscient à l’inoubliable « sauvageon » de Chevènement, son avocat parle de Malony comme d’une mauvaise pousse. Une plante mal poussée sur un mauvais terreau, et il suffit que le père, ombrageux, bourru, éructant, démissionnaire comme sa sortie en claquant la porte l’illustre, passe deux minutes dans le bureau de la juge et dans le film pour acter le diagnostic de malformation. Privé de tuteur génétique, Malony est « en souffrance » : non pas au sens où il souffre, mais au sens où il est incomplet. Un être pas fini qui ne deviendra tout à fait humain qu’en assimilant la norme. Seule lui manque une famille et tout sera repeuplé.
On a reconnu les opérations structurantes du cinéma majoritaire : restriction du champ de la réalité au périmètre familial, avec évacuation du lexique social au profit du paradigme psy dont La tête haute n’omet aucun fleuron, de « reconstruire » à « résilience » en passant par l’incontournable « estime de soi » — « je sais pas c’que c’est », dit le sauvageon, qui aurait mieux fait de travailler à l’école. Puis restriction de la psychologie au schème œdipien, livré ici dans une version éhontément littérale : père dénué d’amour et mère trop aimante. Père trop loin, mère trop proche. Sœur plutôt que mère. Aussi immature que son fils. Limite incestueuse. Tout cela dégageant, Nord oblige, un parfum de pathologie consanguine.
Ces bases étant fixées, le récit avance comme sur les roulettes d’une cure. A Malony on offre un père de substitution en la personne de son éducateur joué par Magimel, mais aussi une figure féminine, formatée garçonne pour casser la ressemblance avec sa pétasse de mère et permettre que le cordon se coupe. Le cordon se coupera en sept moments listés en baillant par les scénaristes avant la pause café : moment 1, il la repousse, moment 2 il demande qu’elle le suce, moment 3 la pénètre brutalement, moment 4 la pénètre moins brutalement, moment 5 l’embrasse, moment 6 l’embrasse avec amour, moment 7 refuse puis accepte l’enfant né de cet accouplement civilisé. Quel meilleur moyen d’inclure une figure paternelle dans sa vie que de devenir soi-même père ?
Parmi le bataillon d’éducateurs, la juge demeure le référent-maitre. Pour des raisons évidentes de hiérarchie de casting, mais aussi parce qu’elle cumule les attributs féminins et masculins, les uns régulant les autres. La douceur, d’accord, mais sans oublier de gronder si nécessaire. C’est pourquoi sa décision d’envoyer Malony en prison ne la rend pas antipathique. Au contraire elle la lave des soupçons de laxisme et d’appartenance au syndicat de la magistrature que pouvaient soulever ses accents par trop complaisants (= féminins). Elle l’érige en individu qui sait prendre ses responsabilités, pour réparer les conneries de parents irresponsables. Et puis Malony n’avait qu’à pas rompre le contrat cher au soft power éducatif : je t’aide mais alors tu te dois de me montrer de la « gratitude » (deux occurrences au moins). Malony a fait fi de la sollicitude qu’on lui accorde avec magnanimité ? Prison. Qu’il n’en ressorte ni dealeur, ni islamiste, mais requinqué moralement, vaut validation a posteriori de la fermeté de la juge. L’éducatrice en chef a bien fait de s’en remettre aux agents répressifs qui, incarnés par le gaillard en uniforme qui compatit aux larmes de la mère au parloir, ou par le directeur de prison ému par celles de Malony dans sa cellule, sont également montrés sous un jour positif. Nulle mention du tour infernal que peut prendre, on se l’est laissé dire, un séjour en tôle. Emmanuelle Bercot a fabriqué sans le savoir la première excroissance filmique de l’historique 11 janvier où l’on vit des manifestants faire une haie d’honneur aux CRS.
La tête haute radicalise la structure de tous les films de dressage en mettant en scène des rapports exclusivement verticaux. La société comme extension de la famille, striée de lignes reliant de multiples parents symboliques à des enfants perdus. Dans ce schéma, pas de place pour une ligne horizontale, pour une diagonale buissonnière, de celles qui tissent des amitiés, des camaraderies, des fraternités plus ou moins électives et égalitaires. L’horizontalité, c’est le mal. C’est la mère couchée dans le lit, adossée à son fils comme à un amant. C’est les rares scènes qui font une part aux mineurs du centre fermé, gorgées d’invectives, d’insultes, de bastons, de mauvaise foi à claquer. Pour Malony, rien de bon à tirer de cette compagnie, rien à apprendre de ses égaux. Un terreau de vices à quoi le seul salut est de s’arracher.
En somme dresser le pauvre revient à l’exfiltrer. Par l’écriture : prohibition radicale de toute scène qui verrait Malony se marrant ou simplement discutant avec un garçon de son âge. Par le découpage : à plusieurs reprises, le héros a droit à un plan pour lui tout seul, à l’écart du groupe postillonnant sa violence. Par le scénario : en rentrant dans le rang, Malony conquiert le droit de ne plus croiser cette mauvaise engeance. L’élitisme républicain, on le sait, se targue de repérer, dans les quartiers populaires pathogènes, des éléments qui méritent qu’on les sauve en les transplantant. Et tant pis pour ceux qui restent. Pas assez méritants. Trop ingrats. Noirs et Arabes englués dans le fiel victimaire et perdant leur énergie à pointer le supposé traitement de défaveur dont ils sont l’objet. On n’ose écrire que voyant Malony le leur reprocher, sermonné devenu sermonneur, on a songé que la mission en zone prolo visait aussi à exfiltrer l’enfant blanc.
Mauvais procès. Dans la scène de Polisse, peut-être écrite par Bercot, où nos héros de la brigade des mineurs dirigent une descente dans un camp rom, ce ne sont pas des enfants blancs qu’on arrachait aux mains sales de leurs ascendants mafieux. Il faut donc délaisser la piste raciale pour ne retenir que le geste simple des deux films : tirer les enfants pauvres du mauvais arbre généalogique pour les raccrocher à une souche saine, morale, bourgeoise. Nous partions sur l’idée qu’il venait parfois au cinéma du centre l’envie de s’amender en se déportant vers les périphéries déclassées. Nous voyons trois pages plus tard qu’il ne se décentre que pour aider les marginaux à se recentrer. Il ne s’amende pas, il se célèbre.
DIS MOI QUE NOUS SOMMES LES PLUS BEAUX
Le mol souvenir laissé par La belle et la belle aurait du se dissiper en deux jours. Or mars est déjà loin et le souvenir persiste. Quelque chose a insisté, quelque chose n’est pas passé. Une impression. L’impression que ce nouveau film de Sophie Fillières représentait plus que lui-même, qu’il était une invitation à faire le point. Que ses limites appelaient une esquisse de bilan du cinéma parisien, raffiné, intelligent, décalé, auquel il peut sans forcer être raccordé. Qu’à sa seule vision éclatait, non pas l’échec de ce cinéma-là qu’on a plus souvent défendu qu’attaqué, mais son surplace. Sa limite, oui – et quel genre de limite au juste?
A ce sentiment s’ajoutait le constat qu’une partie de la critique, non moins parisienne, non moins intelligente, non moins raffinée, non moins quadragénaire et des poussières, advenue pendant les glorieuses années 90 où ce cinéma là redonnait vie au paysage auteuriste français sinistré par les années 80, avait réservé grand accueil à ce petit film. Allant jusqu’à saluer sa petitesse même. Allant jusqu’à juger hilarant – « hilarant presque de bout en bout », écrivait Marcos Uzal dans Libération -, une comédie qui ne déclenche guère plus que des sourires, et non des éclats de rire comme le spécifie la définition académique d’hilarant. Savoureux pourquoi pas, brillant admettons, hilarant non. On revient aussi sur La belle et la belle, trois mois après sa sortie, pour disséquer cet impair à la justesse. Pour questionner la complaisance, indéniablement sincère et c’est bien le souci, de cette critique-là à l’endroit de ce cinéma là. Pour élucider quelle sorte de charme agit là, puisque « charmant » est souvent revenu, sous ces plumes complaisantes. Pour identifier le nerf de cette allégeance.
Dès ses premiers pas, ce cinéma-là se vit accusé d’être verbeux. Stupide comme un réflexe de critique paresseux, l’accusation reposait au moins sur une donnée objective. Dans ces films là, c’est factuel, on parle beaucoup. Et ceux de Fillières ne dissonent pas, cousus de dialogues. Ecrire un film consiste d’abord, pour elle, à écrire des dialogues, et sa patte de cinéastes se reconnait moins à ses cadres qu’à sa manière de tourner ces dialogues.
De cette manière, deux scènes de TGV livrent une version brute. Scène 1, entre Margaux (Kiberlain) et Marc (Poupaud) : chassé-croisé verbal sur monter à Paris / descendre à Lyon ou monter à Lyon / descendre à Paris. Scène 2, entre la première nommée et la vraie Aurélie Dupond à qui elle demande un autographe : je suis personne, mais non vous êtes quelqu’un, personne c’est toujours quelqu’un, etc. On peut alors songer aux sketchs de Jacques Lacan ou aux conférences de Raymond Devos. On peut aussi se réjouir d’une injection d’absurde dans un cinéma national rétif à cette humeur, et honorer une facture soustraite aux canons pseudo-réalistes (tout est dans le pseudo) du marais de la production contemporaine. On n’aura pas dit le plus remarquable, à savoir que ces dialogues n’en sont pas. Les locuteurs parlent mais ne se parlent pas ; dans le TGV, rien ne se dit entre Marc et Margaux, ni ensuite entre la danseuse et sa fan. Ceci n’est pas un dialogue mais un texte à deux voix, écrit par Sophie Fillières. Dans chaque mot c’est elle qui se fait entendre. Est-ce un cinéma littéraire qui se fabrique là ? Le terme est trop chargé, trop lourd de sens. Cinéma d’auteur convient mieux, si « auteur » est pris à la lettre, s’il fait écho à ce qu’on a pu appeler le cinéma à la première personne, dont Fillières radicalise les traits constitutifs. Un “je” parle, qui ne laisse exister aucun tu, il, ou nous. Les personnages ne sont pas des personnes, mais des corps-supports, des messagers dépêchés dans le plan pour transmettre la parole de l’auteure dès lors disséminée dans leurs diverses bouches.
Le seul personnage de La belle et la belle qui puisse prétendre au statut de personne se trouve être, en toute logique, un alter ego de la cinéaste – comme Amalric est l’alter égo de Desplechin. Tous les films de Fillières à ce jour mettent en mouvement un autre je. Judith Godrèche dans Grande petite, Hélène Fillières dans Aïe, Chiara Mastroianni dans Un chat un chat, Emmanuelle Devos dans Gentille et Arrête ou je continue, Kiberlain cette année, ont le sexe, l’âge, la condition sociale de la réalisatrice au moment du tournage. On n’a pas attendu que La belle et la belle scénarise le motif du double pour voir dans le double le dispositif de base de l’oeuvre de Fillières.
Jusqu’ici, rien de singulier. Bien d’autres réalisateurs se sont imaginé une doublure fictionnelle, parmi lesquels quelques grands, de Moretti à Monteiro en passant par Allen et tu compléteras, ont poussé le principe jusqu’à donner de leur propre corps pour s’incarner.
Rien de blâmable non plus. Rien qui justifie le pauvre procès en nombrilisme invariablement intenté à ce cinéma là. Dans les années 90, on s’est, sur ce point, souvent fait l’avocat de la défense, invoquant le droit absolu d’un artiste à se prendre comme sujet – sauf à brûler tout Montaigne, concluait-on et c’était l’estocade. En se racontant, le moi se transforme automatiquement en soi. Soi est le produit d’un moi projeté dans un récit – ou dans un plan de cinéma. Soi est l’interface entre moi et pas-moi, l’interstice entre je et il. Autour du soi s’organise un cinéma à la première personne et demie. Dès lors parler de soi n’est plus une petite affaire domestique. Proust parle de lui, s’objective en soi, et c’est tout une classe sociale qu’il attrape, toute une époque, toute une nation. Soi communique avec tout un monde. La chambre où le choeur imbécile reprochait à ce cinéma-là de se confiner est un continent. A fortiori si c’est un espace mental, ce que Desplechin démontrait haut-la-main. Desplechin était la preuve.
Or le soi de Fillières n’est ni si vaste ni si peuplé. Il est à peine distinct d’un simple moi. Il en a en tout cas l’autonomie. Telle une voiture électrique de futur irénique, Margaux a une autonomie illimitée. Il semble qu’elle s’auto-recharge, et n’a donc besoin de personne. Lorsque son alter ego croise un “il”, aucun branchement n’a lieu. Lorsque le serveur du bar TGV essaie de la brancher en lui proposant un tour au Salon de l’Agriculture, Margaux l’entend à peine. Le Salon de l’Agriculture non merci, quelle idée franchement, fait la drôle de tête de Kiberlain. Margaux a aussi peu compris la suggestion que si elle était sourde. Cette fin de non recevoir – la même qu’elle opposera une heure plus tard à un homme épris d’elle – est aussitôt une fin de non-parler. Le fait esthétique du non-dialogue, qu’on s’égarerait à corréler à une bonne vieille incommunicabilité des familles, devient un trait du personnage. Margaux ne dialogue pas, elle parle, et le plus souvent toute seule. Accueillie à la gare par une vieille connaissance qui l’accompagne à un enterrement, elle ne lui demande pas ce qu’il est devenu depuis le temps, préférant se lancer, à propos d’une ancienne camarade de classe, dans une petite variation sur la salade et la purée, que pour sa part elle ne mélange pas, ce qui est peut-être un tort car les deux consistances se marieraient très bien, etc. Petits rires pas hilares dans la salle. Petits rires charmés. Ce décalage est délicieux.
Ce décalage est pourtant moins délicieux, moins charmant, s’il apparait comme participant d’une inégalité de traitement entre Margaux et le reste du casting. Margaux a des prérogatives que les autres personnages n’ont pas. Elle est la reine du film, les autres sont ses sbires. C’est elle qui décide du contenu de la parole et de sa teneur, eux ne sont que des oreilles. Ils sont, tel le psychanalyste, l’oreille nécessaire au sujet pour produire sa parole et ses associations d’idées. Les non-dialogues de La belle et la belle relèvent du monologue de divan, et pas seulement quand ils tournent au jeu de signifiants comme dans le TGV. Cela a été noté mais peu commenté : le jeune auteurisme français des années 90 était imprégné de psychanalyse. Que ses représentants aient ou non pratiqué, ils inclinaient, bergmaniens pour la plupart, à user de la fiction comme d’un espace analytique. Les films de Fillières sont conçus comme des objets transitionnels entre moi et moi. Moi est la source et la destination du dialogue-qui-n’en-est-pas.
Dans la fête où elle s’égare au soir de l’enterrement qui l’a fait monter – ou descendre – à Paris, Margaux comme de juste ne lie conversation avec personne. Danse toute seule – et sur un rythme sans rapport avec la musique, autre décalage, autre attribut de reine. S’ennuie toute seule. Puis enfin un contact s’établit avec un jeune fêtard, au prétexte de l’aider à tirer une cigarette de son paquet. Une conversation se lance. Une non-conversation. Elle : moi j’ai arrêté y a huit ans. Lui : moi y a huit ans j’avais vingt ans. Elle : ben pas moi. Et c’est tout. Deux moi ont superposé leurs confidences. Là encore on serait fondé à y voir l’effet de l’incapacité contemporaine à échanger si ce non-dialogue était symétrique. Mais il ne l’est pas. Après ce bref non-échange, le crachoir est laissée à la seule Margaux. Qui, comme à son habitude, part dans un monologue, expliquant qu’elle est ici pour trouver le fils d’un ami d’ami, demandant sans conviction si son non-interlocuteur le connait, évoquant Bocuse, s’étonnant que l’autre ne connaisse pas le chef étoilé, haussant les épaules à sa seule attention – l’autre est déjà reparti -, prenant finalement un air de : laisse tomber. Pourquoi adresser une parole que je fais toujours mieux de n’adresser qu’à moi – si possible avec l’entremise d’un analyste ou d’un spectateur? Pourquoi persister à croire que d’autres que moi existent dans ce film?
Le hiatus pourrait amuser, et amuse parfois, Kiberlain oblige. Mais au fond il agace. Il navre. Cette incapacité à donner incarnation à quiconque hors du moi incarné est navrante. Dégradée en soliloque, l’auto-fiction ne mène pas loin ; ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Et flirte avec un presque rien auquel une critique allégeante se chargera de donner une aura jankelevitchienne, résorbant ce vide en épure, ce rachitisme en modestie. L’avantage du presque rien est qu’on peut l’emplir de presque tout.
Mais Fillières sait qu’un personnage autarcique ne suffit pas à broder un récit. Un personnage seul n’a pas d’histoire. L’idéal serait donc qu’il soit seul et accompagné. En vertu de quoi la scénariste chevronnée (elle a commencé par là) conçoit une ruse de sioux. Avant de s’égailler en gloses savantes sur le thème du double, ajoutant des litres de salive aux millions de pages consultables en bibliothèque universitaire sur le sujet, on devrait commencer par acter son bénéfice stratégique dans un film auto-centré. Le double est un parfait compromis : il offre au moi le vis-à-vis dont il a besoin pour faire récit, sans lui refiler les emmerdements de l’altérité. Le double offre au moi un autre qui n’est qu’un autre moi. Non pas La belle et la bête, ni La Belle et le clochard, mais La Belle et la belle ; non pas le contraste mais la similitude, voire la parfaite identité. L’autre personnage consistant du film sera un semblable. Il s’appellera Margaux aussi. On comprend vite que c’est Margaux avec 20 ans de moins. Elles se rencontrent en marge de la fête où Margaux adulte était vouée, par essence, par constitution, à ne rencontrer personne. La première fois où Margaux dialogue, c’est quand la magie fictionnelle lui offre de parler avec elle-même.
Voici donc tout le pitch : Margaux meets Margaux. Fillières et le CNC ont estimé n’avoir pas besoin de quoi que ce soit d’autre pour bâtir un film. Moi et moi suffisent. Moi est suffisant. Moi se trouve suffisamment intéressant pour nourrir un film. Moi n’a besoin de personne. Et surement pas du monde.
Par monde, on entend : ce qui n’est pas moi, mais avec quoi j’interragis, que je le veuille ou non. Le voisin de palier. La ville où j’habite. La rue. L’extérieur. Le contexte. L’époque. L’environnement. La société. Margaux et Margaux n’habitent nulle part, et la transhumance vers Lyon, outre qu’on la devine surtout imposée par la subvention du guichet Rhône-Alpes, tient du faux mouvement. Lyon est un Paris bis, comme Margaux jeune est une Margaux bis. En vérité les deux femmes n’évoluent dans nulle autre espace que celui dessiné, mentalement, par leurs rapports. Par le commerce entre moi et moi.
A rebours de Camille redouble, qui développait un « high concept » similaire, Fillières fait dissembler les corps (alors que Llvovsky endossait les deux époques de Camille), mais pas les époques (alors que Llvovsky s’amusait à enfiler des fringues d’ados des années 80). Absurdement, les deux femmes qui incarnent deux âges de la vie de Margaux évoluent dans la même époque, la nôtre. Elles possèdent toutes deux un Smartphone dernier cri, prennent un TGV dernier modèle. Décision narrative d’autant plus recevable que Fillières a l’élégance de l’imposer comme la règle d’un jeu enfantin. Mais décision symptomatique d’une générale indifférence au contexte, à l’époque, à l’environnement, à la société.
Indifférence n’est pas le mot exact. Indifférence sonne comme un reproche moral. Or la question de la connexion d’une oeuvre avec le réel n’est pas morale. Quoi qu’il prétende, un artiste n’intègre pas le monde à son oeuvre par devoir, scrupule altruiste, ou générosité – sauf à plier dangereusement son art à des injonctions morales. Il le fait soit par gout – appétence pour tel ou tel fait de société, foi dans le potentiel narratif de telle problématique politique -, soit par conviction qu’on ne saurait traiter avec justesse un individu sans faire droit au champ dans lequel il évolue. Un art social n’est pas celui qui épouse une cause sociale, du moins cet aspect n’est-il qu’induit par l’option première qui est d’ordre anthropologique. L’art social postule que tout individu est, au moins en partie, un sujet social. Et qu’un portrait digne de ce nom, autoportrait compris, doit faire une part à l’environnement qui conditionne le portraituré.
Sophie Fillières n’est pas plus individualiste que Rabah Ameur-Zaimèche. Entre l’une et l’autre, la différence n’est pas morale, mais analytique. A l’inverse de RAZ, Fillières ne croit pas que nous soyons des sujets sociaux. En tout cas elle minimise la part sociale en nous, ou la disqualifie, estimant que cette part est secondaire, superficielle. Le vrai moi est ailleurs. La vérité du sujet n’est pas dans les couches dont les déterminations sociales l’habillent, mais dans le noyau dur, mis à nu sur le divan ou dans un hôpital psychiatrique (passage presque obligé de ce cinéma-là).
Logiquement curieuse de ce qu’elle sera dans vingt ans, la Margaux jeune ne l’est pas du tout de son destin social, réglée en une réplique assez drôle – quoi, t’es prof? dis moi pas que t’es prof?! -, autant que la gestion scénaristique dudit métier est réglée en un congé annuel qui justifie l’abstraction sociale dans laquelle flotte Margaux 1. Le reste du temps, les échanges entre les deux moi font une totale impasse sur ces aspects matériels d’une existence, ou sur la façon dont la planète a tourné en vingt ans. Margaux jeune ne s’inquiète ni du dénouement de la guerre en Yougoslavie, ni du nombre de tournois du Grand Chelem finalement remportés par Sampras, entre autres enjeux cruciaux. Tout cela ne l’intéresse pas. Les sentiments seuls la requièrent, seuls requièrent ce cinéma là. Sentiments qu’il est tout à fait exclu de rapporter à des cadres sociaux ou historiques – que Margaux enseigne l’histoire est la meilleure blague du film. La sensibilité est une cellule autonome. Elle se forme et s’épanche dans une enclave hermétique à la société.
Ce cinéma-là a assurément achevé de dépolitiser un cinéma d’auteur français au tempérament politique déjà peu affirmé – et dans les films de Ferrand et Desplechin, rien ou presque ne faisait écho aux causes, celles des sans-papiers au premier chef, pour lesquelles ils étaient ensemble montés au créneau. Mais plus juste serait de dire qu’il l’a désocialisé, en dissociant les personnages de leur être social. De façon plus ou moins marquée, les Desplechin, Ferrand, Llvovsky, Ferreira-Barbosa, Fillières, Masson, Amalric, Podalydès ont, à des degrés divers, fait exister à l’écran des personnages insulaires, des psychés sous serre. Tout cela a pu produire du bon, parfois du grand – Comment je me suis disputé, La vie ne me fait pas peur, Barbara -, mais un spectateur qui dans trente ans aura l’idée saugrenue de s’enquiller toute cette filmo n’apprendra rien, sinon quelques marqueurs anecdotiques, de la France des années 90 et 2000 – qu’il fasse la même expérience en s’enquillant tout Rohmer, et l’on verra qu’un cinéaste n‘a pas besoin d’être de gauche ou engagé ou politisé, pour nouer individu et société.
Le fait est d’autant plus singulier qu’en général ces cinéastes-là campent vaguement leurs récits dans le monde contemporain. Mais le campent vaguement. Le monde est un flou d’arrière-plan. Le point est fait sur le moi, en proie à des questionnements intemporels.
Autant que Truffaut souvent cité par les unes et les uns, la figure tutélaire de cette mouvance pourrait, à cet égard, être Garrel. Garrel que Marcos Uzal célèbre pour mieux enfoncer le naturalisme contre lequel il est bien vrai que ce cinéma là s’est construit. Garrel et son noir et blanc propre à préserver son Paris de la souillure du temps. Garrel et sa rive gauche – plus rarement droite – inaltérée (comme le vieux Lyon où Fillières fait cheminer les deux Margaux, quand ce n’est pas autour d’un manège hors d’âge de la place Bellecour). Garrel et ses titres tissés de notions marmoréennes protégées de l’assaut séculaire par des articles définis – La Naissance de l’amour, Le Vent de la nuit, Les Amants réguliers, La Frontière de l’aube, La Jalousie, L’amant d’un jour, L’Ombre des femmes. Les femmes, ce n’est pas Violette Nozière, ce n’est pas Jeanne Dielman, ce n’est pas Erin Brokovitch, ce n’est pas telle ou telle, c’est les femmes, et les femmes sont de tous les temps. Comme l’ombre. Sur les ombres le temps n’a pas prise. Ni sur les fantômes, l’aube, ou le vent.
On ne dit rien ici que que Garrel ne sache déjà. Cette intemporalité n’est pas un lapsus, c’est un projet. L’idée est d’élever le cinéma à une sorte d’éternité, ou plutôt d’oeuvrer à son éternel recommencement, à son ressourcement sans fin. C’est à cette quête, et surtout pas à un tardif et subit intérêt pour le contemporain, qu’il faut, depuis une quinzaine d’années, corréler le spectaculaire rajeunissement des castings de ce pionnier du cinéma à la première personne. Rajeunissement organisé autour d’un corps-étalon, celui de Louis Garrel, qui a comme revitalisé un univers dont l’intemporalité avait paradoxalement vieilli au diapason de l’auteur. Et alors il arrive ceci : lorsque Garrel père renonce à mettre en scène des doubles de lui-même, c’est pour filmer son fils.
Dans La Belle et la belle, Margaux jeune est jouée par Agathe Bonitzer, fille de Sophie Fillières. Qui est aussi l’héroïne du dernier film en date de son père, Pascal Bonitzer, après être apparue dans les cinq ou six précédents du même. On ne veut pas ici en remettre une couche sur le phénomène des « fils de », cette devanture folklorique de la triste reproduction qui règne dans le champ du cinéma, du théâtre, de l’art en général. Que des chiens ne fassent pas des chats, que des fils de comédiens, de médecins ou de cheminots le deviennent à leur tour, est un constat éculé, qui appelle des développements structurels plus conséquents que la simple recension de noms propres. Que des cinéastes castent leurs enfants dans les rôles principaux est moins courant, donc moins anodin, donc plus parlant. Surtout si cette pratique offre un angle pour mieux voir que la quête de l’intemporel est, au fond, une stratégie d’auto-perpétuation.
Ressaisissons le processus. Je veux me raconter. Je veux filmer moi. Je peux le faire directement ou indirectement, en passant par des incarnations jumelles. Mais dans les deux cas mon cinéma vieillira à mon image. Je commence à entrevoir ma fin. J’ai alors un réflexe de conservation. J’assure ma pérennité à l’écran comme d’autres assurent leur descendance. D’une descendance on dit qu’elle nous prolonge. Ma descendance portée à l’écran m’accorde une rallonge. Par son entremise, je continue.
Mais est-ce bien moi que je veux prolonger, continuer ? Qu’est-ce que qui est si précieux en moi que je veuille organiser sa perpétuelle résurgence? Pour le comprendre, persistons dans la personnalisation. N’ayons aucun scrupule à le faire. Ne nous sentons pas coupable de relever ce qui sans cesse saute à la gueule d’un spectateur français ; de prendre acte du fait accompli devant lequel le cinéma français nous met. Observons par exemple que Kiberlain est, selon ses propres confidences, une « amie de 25 ans » de Sophie Fillières, et qu’à ce titre elle a connu « Agathe » (Bonitzer, donc) quand elle était « haute comme ça ». A Margaux jeune jouée par sa fille, Fillières associe donc une Margaux adulte qui a vu grandir sa fille. Et qui jouait, il y 25 ans en effet, dans son premier court-métrage remarqué, Des filles et des chiens, où elle donnait la réplique à Hélène Fillières, un temps compagne de Desplechin mais d’abord soeur de Sophie et héroïne de son premier long, ainsi que du second, aux côtés d’Emmanuel Devos, qu’on retrouve chez Desplechin où elle est un pendant féminin d’Amalric, qu’elle cotoie dans Arrête ou je continue, le quatrième long de Fillières, co-scénariste d’Oublie-moi, le premier long de Llvovsky où se révélait Valeria Bruni-Tedeschi, également figure de proue des Gens normaux n’ont rien d’exceptionnel, et passé à la réalisation au début des années 2000, avec notamment Actrices où elle dirigeait celui qui fut un temps son compagnon Louis Garrel, fils de Philippe Garrel dont le dernier film distribue sa fille Estelle, etc. Entrerait-on dans cette constellation par une autre étoile, un autre nom, le suivi des liens de sang ferait défiler les mêmes figures, reconstituant le même organigramme. Et alors où veut-on en venir? Que cherche-t-on à prouver? Que tous ces gens appartiennent à un tout petit monde? C’est entendu mais alors quel est le problème?
Longtemps on s’est interdit d’aller plus avant dans cette question mal aimable, porté qu’on était par le sentiment vivifiant d’être le contemporain d’une vague portée par les vents favorables du Canal+ d’alors, de la Femis, et de l’avènement simultané d’un nombre atypique de talents, derrière et-ou devant la caméra. On était jeune mais pas beaucoup plus qu’eux, on débarquait dans la cinéphilie comme eux dans le cinéma – et que le plupart soient cinéphiles achevait de nous les attacher. On était contents d’accompagner ces gens, à la fois lointains (parisiens) et proches (citadins, cérébraux). On serait un compagnon de route. Nous vieillirions ensemble. Et puis le capital sympathie a fondu au fil des années et des films. On a continué à les voir, pourtant, et souvent avec intérêt. Car tous ces artistes n’ont pas décliné. Ils se sont maintenus à un niveau estimable. Ils sont resté égaux à eux-mêmes et c’est bien ce qu’on déplore. Cette constance. Cette invariance. Fillières contant les mêmes histoires sur le même ton. Llvovsky revenant toujours à l’enfance, à sa mère folle. Podalydès s’enfonçant dans la petite niche facétieuse où son cinéma s’est progressivement isolé d’une société qui avait semblé d’abord ne pas totalement l’indifférer. Desplechin, le plus profus de tous, le plus ample, le plus peuplé, chef de file assurément, mais passant et repassant par les mêmes zones biographiques, reconvoquant ad nauseam les mêmes figures féminines – la Carlotta des Fantômes d’Ismael, c’est la Nora de Rois et Reine qui était déjà la Sylvia de Comment je me suis disputé. Et tous circonscrits à l’espace de la famille, ou à cette famille bis qui s’appelle un couple. Le piétinement est général. Comme si, une fois posé les bases de ce cinéma là, il ne s’était plus agi que de les consolider. Pour que ça dure. Pour se maintenir.
On a menti, plus haut. La belle et la belle fait une place à un troisième personnage, à côté de Margaux et Margaux : celui de Marc, nommé plus haut. Mais on n’a menti qu’à moitié, car Marc est joué par Melvil Poupaud, qui fait un peu partie de la bande. Depuis les Gens normaux n’ont rien d’exceptionnel, Poupaud a toujours évolué dans l’orbe de de ce cinéma là. Lui aussi ami avec qui on a grandi, et qu’on n’a pas vu grandir. Qu’on n’a pas vu vieillir, et pour cause : il n’a pas vieilli. Un des dialogues de La belle et la belle peut toujours mentionner son foie défaillant et son énergie déclinante, frappe au contraire l’immuabilité de l’acteur. Immuabilité qui n’est pas accessoire, mais nécessaire au film. Il fallait ce corps là, cette silhouette, cette éternelle jouvence pour rendre crédible les idylles simultanées de Marc avec les deux Margaux. Il fallait un Poupaud pour que Marc semble aussi crédible dans le lit d’une quinquagénaire que dans celui d’une étudiante.
La langue usuelle dirait que le temps n’a pas prise sur lui. Mais c’est sur tout ce cinéma là sur qui le temps n’a pas prise. C’est tout ce cinéma là qui semble oeuvrer à se soustraire au temps, pour assurer sa pérennité.
L’accusation de nombrilisme s’est parfois radicalisée en accusation de narcissisme. Là-dessus on a pu batailler aussi, répétant que le cinéma à la première personne, le cinéma-analyse, vise moins à s’admirer qu’à s’examiner, ce qui induit une distance à soi. Mais si dans le mot narcissisme s’évoque encore le héros mythologique épris de son reflet, alors il n’est plus hors de propos. La vraie justification, s’il y a en une, du présent retour sur La belle et la belle est la littéralité avec laquelle il met au jour son ressort proprement narcissique de l’entreprise, et par extension celui de la bande auquel on se permet de l’affilier. La première fois que Margaux 1 croise le regard de Margaux 2, c’est dans la glace d’une salle de bains. Margaux 2 est donc, très concrètement, son reflet. Repérant les nombreux jeux de reflets dans le film, Jean-Baptiste Morain (Inrocks) a d’une part omis de relever la banalité illustrative du motif du miroir s’il est rapporté à celui du double, mais surtout d’en tirer des conclusions moins bienveillantes. En liant par exemple la scène de la rencontre, avec celle, ultérieure où Margaux 1 découvre au réveil un mot laissé par Marc. Mot écrit en lettres inversées à déchiffrer dans le miroir. Ce qu’elle fait, et du coup peut lire : regarde comme tu es belle. Ce qu’elle fait aussi. Elle relève les yeux pour regarder comme elle est belle.
Le titre de ce film pas génial est génialement opportun. Tout y est : la forclusion tautologique, l’identité à soi, la déclinaison circulaire du même. Et puis ce truc notable et pourtant jamais noté, qui consiste à décréter d’entrée que les deux actrices sont belles. Même en admettant qu’elles le soient – on l’admet bien volontiers -, ce décret est étrange. Ces gens se trouvent donc si beaux qu’ils en oublient l’incongruité de se proclamer tels?
Miroir mon beau miroir, c’est le titre de la critique au demeurant talentueuse livrée par Florence Maillard pour les Cahiers à la sortie du film. Un titre pareil pourrait préfigurer une descente en règle – une resucée du procès en narcissisme. Or non. Comme si Maillard avait perçu la limite de ce qu’elle encense sans se résoudre à la nommer. Comme si elle avait vu l’auto-érotisme au travail là-dedans sans vouloir le charger. L’auto-érotisme de groupe. Cette famille là de cinéastes travaille à son maintien parce qu’elle se trouve belle. Parce que ces gens se trouvent beaux. Trouvent légitime de s’offrir à la lumière et à nos regards, tels qu’en eux-mêmes.
Pourquoi Florence Maillard s’est-elle arrêtée en si bon chemin, trahissant la promesse de son titre ? Pourquoi ne pas alerter sur l’immobilisme de ce cinéma-miroir, de ce cinéma-narcisse ? Parce qu’elle ne démordra pas d’un préjugé favorable, de nature équivalente à celui qui retourne en qualité les patents défauts d’un être aimé (auquel cas Uzal écrit « hilarant » parce qu’il sait justement que le film ne l’est pas.) Uzal, Maillard, Morain, et tous ceux qui ont célébré La belle et la belle, sont favorablement disposés vis-à-vis de ce cinéma là, parce qu’il leur est un miroir aussi – et alors le possessif première personne du titre de Maillard se rapporte à elle plutôt qu’au film. Un miroir où se trouver beau, où se trouver du charme, puisque les gens qui évoluent là-dedans sont des mois idéaux. Des gens qui ne sont pas moi, mais l’image idéale que je me fais de moi ; qui sont le reflet que j’aimerais trouver chaque matin dans ma glace.
On a souvent pointé la dommageable homogénéité sociale du cinéma d’auteur français. On pointe moins souvent l’homogénéité des critiques et des cinéastes. Qui va bien au-delà de l’hypothèse paranoïaque de la « carte » ressassée par Michel Ciment depuis trente ans, ou de la « copinerie » ciblée par d’autres. Cette homogénéité est sociologique. Dans le miroir de ce cinéma là, c’est la branche artiste d’une classe, critiques et cinéastes mêlés, qui contemple son proverbial charme.
La critique de François me paraît tout même plus porteuse que celle de Frustration, dont le titre du site et plus encore le style dit bien le goût d’en découdre et partant le peu de méticulosité et de soin apportés a la pensée. La frustration a tout prendre a tout de l’ indignation porté a ébullition, a bout de nerf. Pas sûr qu’elle ne soit moins menteuse .
Et en l’occurrence ignore le concept porte par Ranciere de régime esthétique.Se faisant elle n’ entre pas dans la chair des films pour les critiquer de l’intérieur, depuis leurs mobiles et ses impensés . .
Démarche peu fructueuse et peu fertile que de se contenter comme le fait l’article de Frustration de s’en prendre aux apparats du film, a son nombre d’acteur blanc, a ses thèmes ou a ses répliques prises isolement. On comprends mieux l’écart énoncé en ce début de texte. Je reviens dessus car il me semble que la critique dite de gauche s’égare un peu dans sa critique des objets esthétiques.
Je suis bien d’accord, et la publication de ces trois textes a aussi valeur d’invitation à se sortir les doigts. La critique “de gauche” des objets esthétiques” est faible (elle ne l’a pas toujours été), j’y reviens dans un livre en cours d’écriture.
La Boulangère de Montceau, et déjà Rohmer surpasse sa supposée progéniture cinématographique.
Frustration a le mérite d’exister, contrairement à Telerama, et même si leur article a tout du test de Bechdel appliquée à la bourgeoisie, il m’a bien défoulé de le lire.
La gauche attaquerait donc sur la faiblesse de la représentation au lieu de remonter à la source. On peut ne pas être en désaccord avec Frustration en voyant les produits finis, empaquetés sous cellophane Vincent Lindon – Sandrine Kiberlain. Tous ces films se ressemblent et sont chiants. Des riches interprètent des pauvres, des gens ordinaires au grand coeur, ou de vilains riches (pas de bons riches comme eux à la ville), et soudain combat contre ci ou ça et prise de conscience de ci ou ça pourvu que ça nous rassemble tous ensemble, patrons et employés et immigrés et racistes repentis bras dessus bras dessous contre le monde qui a changé, réalisation sobre et poignante, critique élogieuse dans Cinétruc. Par ailleurs, ça ne se cantonne pas à la fiction. Des exemples de documentaires sur les pauvres qui n’ont rien mais qui donnent tout se trouvent de ci de là, notamment sur Arte, notamment réalisés par d’anciennes élèves de HEC.
L’année 2022 serait semble-t-il la plus faible du siècle en termes de fréquentation des salles françaises (Covid exclus). Je comprends, en tant qu’ancien cinéphage, que ça chagrine. On blâme les plate-formes responsables de tous les maux car Netflix racole et Gaumont jamais. On blâme le prix des billets. On blâme des trucs. On peut ne pas apprécier payer 10 euros sa place pour 20 minutes de pub, plus des bandes annonces Marvel.
En vérité je ne vais plus au cinéma pour subir une quelconque daube avec Reda Kateb ou Vincent Lacoste ou Laure Calamy que je ne retrouverais un jour ou l’autre sur OCS sans pour autant ressentir le besoin de la regarder. Je doute être le seul concerné. J’ai vu l’ennuyeux Joker il y a une semaine sur Netflix. Rien à redire sur la Gêne en résultant. Il y a un polar avec Pierre Niney sur OCS. Et La French. Et d’autres trucs sans intérêt.
De ces résultats navrants esthétiquement et scenaristiquement, objets formatés sans en avoir l’air, je n’ai pas besoin de connaître la provenance, ni le chambard qui a permis de les produire puisqu’il se devine à l’image. Deux minutes de Haute Couture et je sais que le film est inepte – deux minutes de Phantom Thread et je sais que chef-d’œuvre. D’autres le voient aussi. Ceux qui ne le voient pas se font de moins en moins nombreux – aussi ils regardent des séries, qui elle-mêmes sont ringardisées depuis au moins dix ans et ne suscitent plus l’émoi que chez les quadras nostalgiques des Sopranos qui ne retrouveront jamais la puissance du shoot originel dans les substituts thérapeutiques qu’on leur propose. L’heure est à d’autres formats, aux webcomics, aux jeux vidéos, aux applications de partage et donc aux créations de contenu artistique à la portée de davantage, et pourquoi pas, quand des richesses comme Marble Hornets ou Kraina Grzybòw ou l’univers collaboratif des Backrooms se fabriquent de temps à autre ?
Maintenant que tout le mal est dit, ne pourrait-on pas simplement laisser ce cinéma bourgeois crever un peu dans sa merde, ce cinéma muet et sourd ? Je veux dire, on voit les ficelles quand même. On les voit quand les cinéastes se lamentent de la méchanceté des internets à leur égard, comme ces musiciens riches effrayés que l’on télécharge illégalement leur musique car chacun sait que les ados adorent Sardou et Mireille Mathieu. Je veux dire en somme : c’est bientôt fini tout ça, non ?
Désolé j’ai encore été synthétique.